Eva n'était qu'une enfant à l'époque. Un petit grain de femme avec des rêves pleins la têtes. Sa mère lui faisait répéter ses leçons tous les jours et elle, elle s'appliquait à toujours bien faire les choses afin de la satisfaire. Evanna, elle n'a jamais été une gamine difficile. Au contraire, elle était tout ce qu'il y avait de lisse, d'adorable et de sage. On s'imaginait même qu'elle s'entraînait à devenir un meuble. Elle n'était pas de nature maladroite, ni même n'était négligée. Elle restait souvent seule et jamais, de toute sa scolarité ne ramena un quelconque camarade chez elle. Elle aimait lire, jouer du piano et faire de la balançoire dans le jardin. Une fois l'adolescence atteinte, elle comprit que la seule raison pour laquelle sa mère restait avec son père était parce qu'il était vu comme un héros, parce qu'il était riche. L'amour n'avait jamais eu sa place dans le couple Ström. Ils étaient aimés par beaucoup, adulés par certains. Mais Eva grandit en apprenant que l'amour n'existait pas, qu'il n'y avait que l'intérêt et que les promesses étaient vaines, tout comme les contes qui n'étaient que des ramassis de débilités. C'était comme s'il était le président de la Russie lui-même. Il était l'homme dont sa mère avait besoin pour briller. Elle était déjà belle, elle venait d'une bonne famille. Pourtant, elle en voulait toujours plus. Au fond, tous savaient que leur union était teintée d'un éternel intérêt, ineffaçable. Elle profitait de la notoriété de son mari, de son argent également. Elle ne l'avait jamais caché à Eva. Pendant toute son enfance elle eut le droit à ce genre de discours. L'amour n'était pas important, il valait mieux trouver un homme riche et assez occupé pour vous laisser tranquille. Elle était bien décidée à profiter de la notoriété de son mari pour s'élever dans la société. Son père lui, ne disait rien. Il était bien trop occupé avec Sven et ses affaires. L'amour n'a jamais eu de place dans la vie d'Evanna, ses parents étaient le modèle même du mariage d'intérêt qu'elle ne voulait jamais reproduire. D'ailleurs, elle s'était toujours demandé si ses parents l'aimaient. Ou alors, à leurs yeux, elle était comme un petit chien qu'on dressait à la perfection pour pouvoir ensuite contrôler. Seulement, si les chiens marchaient aux récompenses et aux gâteries, la petite Eva n'était pas de nature désobéissant et combla ses parents pendant les douze premières années. L'amour ne comptait pas. Seuls prévalaient les intérêts qu'un bon parti pouvait amener. Elle refusait d'y croire dans ses pensées les plus insurgées d'adolescente.
Et pourtant, plus les années passèrent, plus l'espoir de trouver un jour l'homme de ses rêves s'effaçait.
La seule personne qu'elle laissait approcher d'elle sans broncher était Sven, son frère. Elle l'avait toujours aimé. Il représentait un peu son Dieu sur terre. Jamais elle n'aurait pensé qu'ils seraient un jour séparer, elle n'arrivait même pas à se l'imaginer. Pourtant, la réalité la frappa avant même d'avoir atteint l'adolescence. A onze ans à peine, elle apprit que Sven avait tué sa fiancée. Tuer. Lui. Non. Elle avait refusé d'y croire. D'ailleurs, elle n'avait pas tellement de renseignements sur tous les agissements de son frère alors elle resta dans le flou très longtemps. Il était en Angleterre, d'après ce qu'elle avait compris. Si ses parents apprenaient qu'elle essayait d'entrer en contact avec lui, ils ne donneraient pas cher de sa peau. C'est pourquoi avec le départ de Sven, elle se retrouva un peu déséquilibrée, vierge de repères. Le château de carte s'était écroulé.

Tout le monde au lycée connaissait son nom. Toutes les semaines, il y avait toujours quelqu'un qui lançait une rumeur sur elle. Et tout le temps, au détour d'une conversation on prononçait son prénom. Une beauté froide, un style bien à elle, des résultats remarquables. Elle n'organisait jamais de soirées mais se faisait toujours inviter partout. On racontait qu'elle tournait des publicités pour des marques malaisiennes, qu'elle était amie avec le fils du premier ministre et qu'elle était sortie avec un acteur qui s'était suicidé après qu'elle l'ait plaqué. Tout ça était faux, bien entendu. C'était ses copines qui inventaient ce genre de propos sur elles. Du moins, copines, c'était un bien grand mot. Elles venaient simplement respirer le même air qu'elle. Elle n'avait jamais demandé à être spécialement populaire. Elle ne le vivait ni bien, ni mal. Elle vivait simplement. S'il y avait des gens assez bêtes pour l'aduler alors qu'elle n'avait rien fait de spécial, libres à eux de faire ce qu'il leur chante. On la connaissait parce que justement, avant, personne ne la connaissait. Elle avait intégré le cursus au lycée. C'était la première qu'elle fréquentait un établissement scolaire. Jusque là, elle n'avait connu que l'école à la maison et donc l'isolement total de tous les enfants de son âge. Malgré elle, il y avait sa petite réputation ; elle dealait. De l'herbe principalement mais elle pouvait également fournir les gens avec de la drogue dure et de qualité. C'était simple quand le fournisseur vous aimait bien. Otis était amoureux d'elle. Il le lui disait souvent. Il lui trouvait quelque chose de particulier, un je-ne-sais-quoi qui la rendait si divine. Elle l'aimait bien mais cela s'arrêtait là. Au fond d'elle, quand Otis l'embrassait, quand il lui murmurait des mots d'amour, elle était heureuse. Heureuse de voir qu'elle était désirable. Mais pourquoi alors, de son côté, elle ne ressentait qu'un profond attachement. Ce n'était pas passionné, ni dévastateur, elle n'arrivait même pas à se projeter avec lui. Elle se laissait faire mais finalement, le destin coupa court le semblant de relation qu'ils avaient. Otis fut pris, une altercation avec un autre gars puis l'enquête qui suivit révéla tout son réseau et ses petits trafics. Aucune trace d'Eva, bien évidemment, elle était bien trop maline. Bizarrement, ne plus le voir ne lui fit rien. Elle ressentit un immense soulagement, qui fut très vite balayé par d'autres doutes.

 Ici, tout n'est que silence et rugissement. Soit l'un, soit l'autre. Dehors, tout est calme. Si paisible. Tellement opposé à ce qui se passe à l'intérieur d'elle. Elle a l'impression d'avoir la tête est constamment sous l'eau, les bruits sont assourdis, sa vision est floue et c'est à peine si ses paroles sont compréhensibles ; c'est le souk de Bagdad. C'est vraiment une belle invention la voiture. C'est un truc qui l’ensorcelle, ça la dépasse complètement mais c'est ça qu'est bon. Le pied sur l’accélérateur, Eva, elle défie le monde, le reste on s'en fout. La vitesse lui donne des ailes ; l'adrénaline débouche ses poumons. Même si y'a un milliard de trucs qui lui pèsent sur les épaules, qu'elle doit porter mon monde et celui de sa famille sur les épaules, qu'elle doit recoller les miettes, elle se sent indestructible. C'est elle qui mène la danse, les badauds ne pourront rien contre ça. Oublier demain. Le vent dans ses cheveux qui frappent son visage, le rire de son amie sur le siège passager, le bruit du moteur, un rien la grise. Et elle n'a même pas le permis. On s'en fout. Y'a personne sur la route. Personne pour savoir qu'elle roule bien trop vite. Ses mains agrippent plus fort le volant. Ses doigts rougis par le froid sont presque aussi rouge que le gloss collé sur ses lèvres. Elle sent toutes les petites secousses. Un peu plus vite et elle pourrait presque toucher les étoiles du bout des doigts. Elle monte le son et Vlada dit quelque chose. Elle n'a rien compris. Puis sa copine se met à chanter. Elle hurle, plutôt et Eva s'entend rire tellement elle est mignonne. C'est Vlada, quoi. Vlada, elle vaut mieux que Niko (le plus beau gars du lycée), Vadim (toujours de bonnes appréciations auprès des profs) ou Kirsan (le roi de la gratte). Elle les aime. Mais c'est pas pareil. Ce sont ses amis, les garçons. Elle fait partie de leur monde, ils l'ont adopté. Alors que les filles, c'est tout un mystère pour Eva. Elle aime regarder leur chevelure, leurs lèvres violettes à cause du froid, elle les regarde danser et là, elle a le cœur qui lui brûle. Elle ne s'attendait pas à être attirée par les filles. Et pourtant. Elle était heueuse. Au moins, elle était fixée, elle qui avait si longtemps rêvé du prince charmant. Vlada a du mal à être en rythme mais on s'en fout. La blondinette essaye de se concentrer sur sa voix. C'est plutôt compliqué quand on est à 160 km/h sur l'autoroute. Il n'y a pas de verglas, c'est pour ça qu'elle va aussi vite. Elle n'aurait jamais risquer de mettre la vie de sa Précieuse en danger. Eva sait qu'elle n'est pas réellement amoureuse mais elle les affectionne toutes. Elles sont toutes spéciales et uniques, les filles. Elle peut pas s'empêcher à penser à elles. Et puis, elle se met à chanter aussi, ce truc bien urbain, bien obscène qui donne envie de danser. Ca la fait vibrer ce genre de moment. Tant de douceurs dans l'amour du risque. C'est presque la fleur dans la pourriture, le sale épris du beau. Peut-être qu'elle comprends Baudelaire maintenant qu'elle connaît l'ennui, pas pour autant que cela l'a transformée en génie. Le morceau fini, c'est une espèce de publicité qui passe alors elle coupe tout. Vlada ne sait pas qu'Evanna elle n'a pas le cœur à regarder les basketteurs et les joueurs de hockey. Personne ne le sait. Par amour du secret, la jeune fille se gardait bien de le révéler à qui que ce soit. La jeune Ström sent le regard de son amie sur elle. Elle tourne alors la tête. On dirait un ange. La drogue qui tourne, l'alcool, les cigarettes et puis les filles. C'est un peu pourquoi elle vit. Enfin, ça, c'est son côté sauvage. Elle a un côté plus lisse, plus sage, celui qu'elle montre aux parents et aux professeurs. Pour le reste, elle vit pour elle. C'est Eva qui a entraîné Vlada dans cette vie. Elle n'en est pas très fière mais au moins, cela lui donne une excuse pour la voir plus souvent. La blonde prend la cigarette qui se trouvait dans la poche de sa veste et profite d'un feu rouge pour me pencher vers sa camarade. Leurs regards ne se quittent pas tandis que son amie lui tend la flamme. Evanna l'allume, tire un grand coup puis exhale la fumée dans l'air avant de repartir. Elle a un goût bien amer. Les minutes semblent s’être arrêtées, le temps ne paraît guère plus s'écouler, comme si la planète s'est mise en pause ou juste débloque. Et ce, malgré la vitesse. Elle qui frisait l'euphorie, une demie-heure plutôt, avait maintenant l'impression d'être à six pieds sous terre. C'est ça sa vie. C'est ce pourquoi elle vit. Ce qu'il lui arrive chaque jour, le schéma parfait qui se répète sans cesse. Pauvre marionnette.

C'est l'histoire d'une fille qui s'appelait Evanna. Aussi indomptable que la mer, elle demeure un secret pour tous. Ses parents pensaient la contrôler. Pourtant, aucun marin n'a jamais su faire obéir la mer. Elle, c'était pareil. Son coeur, il est aussi vide, aussi vierge qu'à sa naissance. Pourtant, avec l'âge il se fait de plus en plus lourd. Paradoxe. Le siège de ses émotions, lui, est amoché, couvert de balafres. Elle peine à respirer et à chaque bouffée d'air qu'elle prend, c'est son cœur qui s'étouffe un peu plus. Elle voulait s'affirmer, montrer qui elle était. La première étape devait passer par ses parents, c'était obligatoire. Eux qui l'avaient façonné à leur image, du moins, eux qui pensaient qu'ils l'avaient maîtrisé. Evanna, c'est un électron libre. Elle se capture pas, elle est unique et un jour, quand elle mourra, ce sera le plus beau des spectacles. C'est un explosif avec des mèches allumées de chaque côté alors elle partira pas en cendres, elle se laissera pas fatiguer par la vie. Elle, elle allumera elle-même le bûcher dans lequel elle mourra. Toujours un temps d'avance, toujours prévoir. Elle voulait prendre le contrôle de sa vie. C'est pourquoi, il fallait qu'elle leur annonce elle-même qu'elle était lesbienne et non pas qu'ils le découvrent.

Ça a fait l'effet d'une bombe.
Enfin, plutôt d'une grenade.
Il fut décidé qu'elle n'exploserait qu'à des milliers de kilomètres de Moscou.
Londres.

Cinq heures du matin. Elle meurt de froid dehors, dans les ruelles de cet espèce de quartier malfamé. Elle y croit pas pourtant. Il n'y a encore personne dehors. Il fait complètement nuit. Sven n'est même pas venu la chercher à l'aéroport pour la simple et bonne raison qu'il ignore qu'elle est ici. Elle aussi, elle s'est fait jeter de la maison familiale. Sa cigarette se consume toute seule. Elle n'a pas vraiment le cœur à ça. Seule la fumée de son éphémère pourrait la rendre repérable. Tout s'est passé si vite. En moins d'une semaine son existence avait changé du tout au tout. Son visage ne laissait rien paraître mais elle était fatiguée. Pas fatiguée au sens où il lui manquait du sommeil, elle était insomniaque depuis toujours. Fatiguée au sens où elle pourrait se coucher par terre et attendre la mort. Elle ne regrettait pas sa vie d'avant, pas du tout. Elle détestait simplement perdre le contrôle. Elle n'avait rien prévu, elle se débrouillerait, certes, mais pour combien de temps ? Et si Sven ne voulait pas d'elle ? Et si il avait sa vie maintenant et qu'elle ne représentait rien pour lui ? Comprendrait-il à quel point la pression parentale avait endommagé son esprit, à elle ? Lui pardonnerait-il ? Toutes ces questions se bousculaient dans sa tête et la hanterait tant qu'elle ne lui parlerait pas. Elle sonne. Pas de réponse. Elle insiste. Plein de fois. La porte d'entrée s'ouvre sur du noir. Sans se retourner, elle s'y engouffre après avoir écrasé sa cigarette d'un mouvement de pied. Sven est là.
L'obscurité a l'avantage de ne rien vous dévoiler d'un coup, c'est seulement quand ses yeux s'habituent à la pénombre qu'elle le voit. Il la regarde avec sa tête de gens qu'on vient de réveiller. Elle se demande s'il la reconnaît. Lui, a bien changé. Il a vieilli, c'est sûr. Il est bien loin du petit garçon qui jouait avec elle, malgré leur grande différence d'âge pour deux enfants. Celui qui lui racontait des histoires, celui qui l'éveillait à un tas de trucs.Elle soutient son regard, en attendant qu'il dise quelque chose. Cela ne vient pas. Elle a cependant droit à un signe de la tête quand il voit qu'elle a une valise à ses pieds. Il se retourne, elle le suit. Ils auraient bien le temps de discuter plus tard.