"Attends moi, Gaïa !" Le rire de la petite fille résonne aux oreilles de Gladys, qui sourit devant la scène qui se déroule sous ses yeux. Le soleil de mai réchauffe doucement l'après-midi anglaise, et Gaïa et Heraklion, du haut de leurs cinq années, courent à perdre haleine dans le jardin oxfordien. La femme aux traits encore jeunes et séduisants les suit des yeux. Comme toujours, Gaïa est à quelques mètres de son frère, se retournant de temps à autres, yeux rieurs et bouche en coeur, se moquant avec affection de la 'lenteur' d'Heraklion, qui suit sa soeur du mieux qu'il le peut. Il n'est pas difficile de deviner qui est l'aîné des jumeaux : Gaïa, née une petite dizaine de minutes avant son frère, appelle déjà Heraklion 'baby bro', et elle présente tous les signes d'une maman lionne. La femme sourit. Dieu qu'elle peut les aimer, ces enfants. Ces. Non pas ses. Bien qu'il arrive souvent qu'elle oublie cette différence.
Lorsqu'il y a cinq ans, une femme était venue sonner à sa porte aux aurores, et lui avait remit les jumeaux, Gladys avait pleuré durant vingt longues minutes la mort de sa soeur, avant de se ressaisir, et de serrer les deux nourrissons contre son coeur. Pendant des semaines, elle s'était attendue à ce que son beau-frère revienne à la raison, et vienne reprendre ses enfants. Les enfants d'Iphigénie. Leurs enfants. Les semaines s'étaient transformées en mois. Au bout d'une longue année, la jeune femme avait compris qu'il ne reviendrait pas sur sa décision, et qu'il ne voulait honnêtement rien avoir à faire avec ses enfants.
Ça lui avait brisé le coeur, car elle ne comprenait pas comment un père pouvait ne pas vouloir de ses enfants, plus encore lorsqu'ils étaient aussi merveilleux que les jumeaux. Oh, certes, ce n'était pas une partie de plaisir tous les jours, surtout lorsqu'ils avaient commencé à faire leurs dents, parlez moi d'un cauchemar ! Mais le rire de Gaïa et le sourire d'Heraklion avaient le don de lui réchauffer le coeur.
Elle s'était promis de leur offrir tout ce dont ils avaient besoin, un foyer, une maison, une famille. De leur donner tout l'amour qu'ils méritaient. De ne rien leur cacher, non plus. De leur parler de leur mère, de leur raconter à quel point elle était merveilleuse et intelligente. À quel point elle pouvait se montrer ridicule aussi, comme quand elle avait voulu grimper à un arbre à sept ans, et s'était brisée le poignet parce qu'elle portait des ballerines, qui porte des chaussures pareilles quand ils veulent grimper aux arbres ?

Et maintenant, elle en était là. Quatre ans plus tard, à regarder les enfants jouer dans le jardin. Ils avaient commencé l'école cette année, et si Gaïa semblait plus intéressée par les cours de musique qu'autre chose, Heraklion lui ne cessait de mentionner toutes les nouvelles choses qu'il avait appris à l'école. Elle n'avait pas été surprise lorsqu'il avait annoncé, fièrement, qu'il était celui qui lisait le mieux dans sa classe. Gaïa lui avait tapoté le haut du crâne en disant qu'elle était fière de lui, et le petit garçon avait sourit à sa soeur, stupidement heureux et fier. Le coeur de Gladys s'était serré, et une onde de chaleur l'avait traversé. Dieu qu'elle pouvait les aimer, ses enfants.

"Et le premier prix revient à … Heraklion Applewood ! Félicitations jeune homme." Les applaudissements résonnent, polis, rapidement couverts par ceux frénétiques de Gaïa et de Gladys. Heraklion, les joues rosies de fierté et d'embrassement à la fois, serre la main de l'homme qui lui remets son trophée. Quelques flashs crépitent, et le jeune garçon, du haut de ses onze ans, rejoint sa soeur et sa tante, s'agrippant à son trophée comme s'il s'agissait d'une bouée de sauvetage. H. n'aimait pas vraiment les grandes foules, et pire encore, il détestait être le centre d'attraction. Mais il était fier, oh combien était-il fier ! Son sourire s'élargit dès l'instant où il croisa le regard de sa soeur, qui se jeta à son coup, le serrant contre elle de toute ses forces. "J'ai gagné…" dit-il simplement, le coeur encore battant. "Chui fière de toi." Et c'était assez. C'était suffisant. Ou presque.

Le lendemain, Heraklion se leva le premier pour aller chercher les deux bouteilles de lait laissées sur le perron, et le journal qui les accompagnait quotidiennement. Une fois le lait posé sur la table de la cuisine, il se dépêcha d'ouvrir le journal, page 14, où il savait qu'un article était consacré au concours qu'il avait remporté la veille. Il sourit doucement en voyant la photo, et le court article qui l'accompagnait. Il sentit son coeur se serrer dans sa poitrine et, allant s'asseoir à son bureau, il tira ses ciseaux de sa trousse, et s'appliqua à découper avec précaution l'article en question. Il le lissa du plat de la main, l'observant avec appréhension. D'une main hésitante, il ouvrit le premier tiroir de son bureau, en tirant une enveloppe timbrée, à l'adresse écrite d'une encre noire, de son écriture fine. Son regard s'attarda sur deux mots. Applewood. Rose Hip. Il avait été facile d'obtenir l'adresse de son père. Ça faisait maintenant deux mois que l'enveloppe reposait dans le tiroir. Il n'avait jamais eu le courage encore d'écrire à son père. Oh, mais combien avait-il voulu le faire pourtant !
Il n'avait rien dit à Gaïa, parce qu'il avait peur de sa réaction. Sa jumelle ne semblait ressentir aucun manque, et n'avait aucun désir de contacter leur père, de le connaître. Les histoires que Gladys leur racontait sur feu leur mère lui suffisait, amplement. Bien sûr, H. était toujours ravie que sa tante leur raconte des histoires sur sa mère, n'allez pas croire le contraire. Il adorait ces moments. Il écoutait, la gorge serrée et les yeux écarquillés. Mais parfois… parfois il pensait à son père, à leur père, qui était toujours là, dehors, vivant. Et ça lui faisait presque physiquement mal. Il avait envie de le voir. Il avait envie de le connaître. Il avait envie qu'il puisse être fier d'eux.
Peut-être qu'ils pourraient rentrer à la maison comme ça.

Derrière lui, H. sentit sa soeur se tourner et se retourner dans le lit. Ils avaient chacun une chambre, mais pas une nuit ne passait sans que l'un s'endorme dans le lit de l'autre. Gladys ne leur avait jamais rien dit : peut-être qu'elle comprenait qu'ils en avaient besoin. Après avoir passé neuf mois dans l'utérus de leur mère, ils n'avaient jamais réussi à se détacher l'un de l'autre. Alors, Gaïa dormait dans le lit d'Heraklion, ou Heraklion rejoignait sa soeur dans sa chambre. Gaïa gémit doucement, et H. sentit qu'elle était sur le point de se réveiller, alors il rangea l'enveloppe dans son tiroir de bureau, et se leva, pour se recoucher aux côtés de sa soeur. Elle émit un petit bruit satisfait, et sa main se resserra sur le tee-shirt qu'H. portait en haut de pyjama. Heraklion ferma les yeux. Demain. Il enverra la lettre demain.

Il n'envoya jamais la lettre, et l'enveloppe resta dans le tiroir du bureau jusqu'à ce qu'ils déménagent à Rose Hip.

Heraklion avait tout juste quinze ans lorsqu'il croisa le regard de l'inconnu. Aussi cliché que ça puisse paraître, l'adolescent ne parvint pas à détacher son regard du jeune homme, plus âgé que lui d'au moins deux, trois ans, si ce n'est plus. James était grand, blond, et il avait de grands yeux bleus clairs, un sourire ravageur, et un tee-shirt gris qui lui collait à la peau, et ne laissait aucune place à l'imagination. Lorsque l'inconnu sourit, Heraklion se sentit rougir, et il détourna le regard.
Il ne le revit que deux semaines plus tard, et il ne lui adressa la parole qu'un mois plus tard, lorsque l'inconnu le percuta en sortant de la bibliothèque, où H. aimait se rendre pour étudier. "Oh, pardon !" La main de l'inconnu était posée sur le biceps d'H., et resta là plus longtemps que nécessaire. "J't'ai pas fait mal ?" H. secoua la tête. "Non, non… Désolé, je ne regardais pas où j'allais…" H. sentit la chaleur lui monter aux joues, et il esquissa un pas vers la gauche. "Non, c'est ma faute, vraiment… J'peux t'offrir un café pour me faire pardonner ?" Le sourire de l'inconnu lui enserra le coeur, et H. s'enfuit après avoir murmuré quelque chose comme 'non, non, pas besoin de t'excuser'. Il se sentit stupide, très stupide.
Deux semaines plus tard, après qu'H. ait décidé que ses études étaient plus importantes que la peur de revoir l'inconnu, il était assis à une table isolée en train de lire Chaucer lorsqu'il aperçut du coin de l'oeil quelqu'un se glisser sur le siège face à lui. "T'es de retour." H. leva les yeux, pour se retrouver face à face avec l'inconnu. "Je suis désolé si je t'ai mis mal à l'aise ! C'était pas mon intention… c'est juste que… ça fait un moment que j'te vois ici, et j'avais vraiment envie de te parler." Il haussa les épaules comme pour dire 'enfin bref voilà quoi', d'un geste désinvolte. H. baissa les yeux automatiquement, cherchant sa ligne.
"Pourquoi ?" Il avait laissé échapper ça. Il n'avait pas prévu de le dire à voix haute, et pourtant, c'était sortit tout seul. "Pourquoi quoi ?" Même sans le regarder, H. pouvait voir que l'inconnu avait un large sourire aux lèvres, comme s'il venait d'accomplir un exploit. "Pourquoi est-ce que tu voudrais me parler ?"

Ce n'était pas tant que l'idée lui semblait inconcevable mais… mais c'était un peu ça. Heraklion n'avait pas d'amis, pas vraiment. Il avait des camarades de classe avec qui il s'entendait plutôt bien, et des compagnons d'infortunes dans l'équipe de football et d'aviron, mais il n'avait pas d'amis proches. Il n'en avait jamais eu, parce qu'il avait toujours eu Gaïa. Et il n'était pas certain que quelqu'un était déjà venu lui parler de son plein gré, sans qu'il n'y ait Gaïa à côté. Parce que Gaïa était magnifique, blonde, solaire, et joyeuse, et que les gens étaient naturellement attirés par elle, parce qu'elle avait toujours l'air ouverte et accueillante, tandis qu'Heraklion était toujours timidement dans l'ombre de sa jumelle. Une place qui lui convenait parfaitement, avait-il fait remarquer un jour. Alors, oui. Ça lui semblait plutôt incongru.
L'inconnu haussa de nouveaux les épaules, peinant à dissimuler son sourire amusé. "Parce que tu lis Chaucer, et Homère, et Marlowe. Parce que tu as toujours le capuchon de ton stylo entre les lèvres et que ça me rend complètement dingue. Parce que tu es magnifique." Il haussa de nouveaux les épaules, et H. le regarda, la bouche entrouverte, les yeux écarquillés.
"Heraklion" balbutia-t-il, les joues roses d'embarras. "James", l'inconnu répondit.

Les deux corps se mouvaient en parfaite symbiose au dessus des draps en lin. Les mains de James semblaient incapables de rester en place, caressant, parcourant, dévorant la peau d'Heraklion, jamais en reste. Les lèvres du jeune homme se perdirent dans le coup de l'adolescent, les dents agrippant délicatement la peau, la pression juste assez forte pour laisser une marque rouge. James couvrit la marque de ses lèvres, sa langue pressant contre la peau délicate. "Tu es magnifique, Heraklion…" James ne l'avait jamais appelé H., parce qu'il estimait qu'Heraklion était un nom sublime, 'comme toi' avait-il dit à l'adolescent entre deux baisers.
James avait 18 ans, il était gay, et allait étudier la biochimie à Oxford l'année prochaine. Il aimait les fish and chips et embrasser H. pendant des heures, leurs deux corps frottant l'un contre l'autre. H. n'était pas assez confiant pour faire quoique ce soit sans qu'ils ne gardent leurs vêtements, et James l'avait respecté. Jusqu'à ce qu'H. décrète qu'il était prêt. James lui avait demandé une bonne dizaine de fois s'il était sûr de lui, rappelant qu'il n'avait pas besoin de faire ça, qu'il ne voulait pas qu'il se force. Mais H. était prêt. Il en avait envie, ô combien en avait-il envie !
Alors ils en étaient là, Heraklion sur le dos, complètement nus, avec James tout aussi nu que lui au dessus, qui dévorait sa peau, allumant des incendies dans le ventre de l'adolescent.
"Tu es prêt ?" Les gestes de James avaient été doux, et il avait sans doute passé beaucoup plus de temps que nécessaire à préparer H. que les gens ne le faisaient normalement. 'Je ne veux pas que tu ai mal' avait-il dit, bien qu'Heraklion savait pertinemment que ça ferait mal. Au début, du moins. Alors, il sourit, et rit un peu. Il était nerveux, mais ça ne voulait pas dire qu'il n'en avait pas envie. "Pour la millième fois, oui, James ! Je suis prêt. J'en ai envie. Je te veux… Je te veux, toi, rien que toi." James sourit, ses lèvres effleurant celles de l'adolescent. Il murmura quelque chose qui ressemblait à un 'D'accord', et se stabilisa au dessus d'Heraklion, ses mains de chaque côté de la tête du brun.
Les mouvements étaient doux, puis passionnés, puis ecstatic. H. était près, tellement près. "Je t'aime."
Ce fut suffisant pour le brun, qui renversa sa tête en arrière, les lèvres de James se posant sur la pomme d'Adam d'Heraklion, pour sentir l'orgasme sous sa langue.

Heraklion n'avait jamais été aussi heureux qu'à cet instant précis. Il ne pensa même pas à Gaïa, comme il l'avait fait trop souvent jusqu'à présent, se demandant si elle serait déçue, dégoûtée, si elle pourrait lui pardonner ou si elle ne voudrait plus jamais le revoir. En cet instant, il n'y avait que James et lui, dans la chambre du jeune homme, deux corps essoufflés pressés l'un contre l'autre.

Lorsque Gladys avait remarqué les bleus, Heraklion lui avait fait jurer de ne rien dire à Gaïa. Ce n'était rien. Il pouvait assumer seul. Ce n'était pas la première fois que ça arrivait, et ce ne serait pas la dernière fois non plus. Bien sûr que les gros caïd du coin s'en prenaient à Heraklion. Il était petit, pour un garçon de seize ans, il était finement musclé grâce au football et à l'aviron, mais il ne ressemblait pas à une armoire à glace comme les rugbymen de l'école. Il était discret, ne parlait pas en classe, ne matait pas les filles en échangeant des rires gras et des regards lubriques avec ses amis. Il était seul, sauf quand il était avec Gaïa, et personne ne l'embêtait quand il était avec Gaïa parce que sa soeur était blonde et magnifique, de loin l'une des plus belles filles du lycée, et que les garçons préféraient mater les fesses de sa jumelle que pousser l'adolescent contre les casiers dans le couloir.
Heraklion se sentait faible, stupide et inutile, honteux à s'en cacher sous les draps. Il avait même cessé de dormir avec sa soeur, parce qu'il ne voulait pas qu'elle découvre les bleus sur son corps par accident. Elle n'avait pas compris au début, et il avait balbutié quelque chose à propos d'hormones et de masturbation, et elle avait froncé son nez délicat, sans doute dégoûtée à cette idée.
Au fond de lui, il savait qu'il n'allait pas 'bien' comme il l'avait dit à Gladys. Il savait aussi qu'il ne contrôlait absolument pas la situation.
Il savait aussi qu'il allait sans doute mourir demain.

La veille, James et lui avaient passé deux longues heures à s'embrasser dans l'allée des contes de fées à la bibliothèque, parce que personne ne faisait jamais de recherche sur les contes de fées. Quand il était sorti de la bibliothèque, les lèvres rouges et le coeur battant, James lui avait couru après, plaçant un dernier baiser imprudent sur ses lèvres. Heraklion ne lui en avait pas voulu, car il en avait envie au moins autant que lui, mais quand il s'était retourné, une silhouette familière l'observait de l'autre côté de la rue. Son coeur s'était mis à battre avec force, et il avait hélé un taxi avant que l'autre ne puisse faire le moindre geste.
Il avait pleuré toutes les larmes de son corps dans le taxi.


Son dos heurta le mur froid de la ruelle avec force, et il grimaça de douleur. Son flanc droit était douloureux, et il se demandait s'il n'avait pas une côté cassée. Ou deux. Il conservait cependant les lèvres serrées, n'émettant pas le moindre son à par quelques gémissements involontaire de douleur. Il avait appris qu'il valait mieux ne rien dire, quand il était dans une telle situation, parce que ça ne faisait que les encourager. S'il se taisait, et s'il encaissait les coups sans broncher, ils se lasseraient plus vite.
Mais il se mentait à lui-même, il le savait. Il le savait depuis la veille, depuis qu'il l'avait vu, qu'il l'avait vu avec James. Il le voyait dans le regard du blond qui venait de le plaquer contre le mur. Aujourd'hui, ils ne se contenteraient pas de le rouer de coups, comme ils le faisaient à chaque fois.
Aujourd'hui, il allait mourir.

"Alors comme ça, sale petite merde, tu aimes les queues, hein ? Ca te plairait de voir la mienne ?" Un gémissement plaintif lui échappa, et ses yeux se remplirent de larmes. Il chercha à se débattre, mais l'autre était grand, fort, athlétique, et il n'avait pas une côte brisée. Ou deux. Pourtant… Pourtant, Heraklion refusa de se laisser intimider. Il refusa d'abandonner sans se battre. Parce quel homme baissait les bras, et acceptait son sort de la sorte ? Personne. Son père serait tellement déçu. Gaïa serait tellement déçue. Sa mère se retournait certainement dans sa tombe de honte devant l'image pathétique qu'il devait renvoyer. Alors il releva la tête. Son geste fut accueillit par un violent crochet à la mâchoire, et H. aurait pu jurer avoir entendu quelque chose craquer. La douleur l'étourdit un instant, la vision brouillée par les larmes. Ses oreilles bourdonnaient. Pourtant, le bruit de la fermeture éclaire ne lui échappa pas. Son corps s'affaissa légèrement. À quoi bon se battre ? Il savait ce qui l'attendait. "Si tu ne veux pas que je démolisse ta sale gueule, enfoiré, t’as intérêt à faire ce que je te dis. T’as compris ?" H. réprima les remarques cinglantes qui lui venaient en tête. Comme s'il n'avait pas prévu de le passer à tabac, qu'il fasse ce qu'il voulait ou non. H. se demandait également si l'autre se rendait compte du ridicule de la situation. Il était là, à le rouer de coups parce qu'il était gay, et sa réponse s'était de lui enfoncer sa queue dans la gorge. Sure. No homo.
Il sentit les mains de l'autre se refermer autour de sa gorge, et il considéra fermer les yeux pendant une seconde, pour accueillir sans avoir à voir ce qui allait suivre, quoiqu'il fasse. Mais un instinct de survie, un dernier instinct de survie, comme lorsque l'on se noie et que l'on retient sa respiration un peu plus longtemps, juste un peu plus longtemps, même si la brûlure est une véritable agonie, le saisit, et il releva les yeux, dardant ses pupilles dans celles dilatées du jeune homme et, rassemblant ses dernières forces, malgré sa gorge douloureuse, il lui cracha au visage.
Au moins, il ne mourrait pas sans honneur.

Jusqu'à ce que les mains se détachent de son cou. Jusqu'à ce que ses membres se dérobent sous lui, et qu'il ne s'écroule au sol douloureusement. Sa gorge était en feu, mais son cerveau hurlait 'RESPIRE, RESPIRE' alors il inspira, expira, inspira à nouveau, recommençant. Jusqu'à ce qu'il voit des cheveux blonds, de longs cheveux blonds, danser devant ses yeux. Et la voix. Sa voix. " Je suis là. Il faut qu’on parte, vite. Dépêche-toi. Mais dépêche-toi, bordel !" Des larmes épaisses trempaient ses joues, et il tira doucement sur la robe déchirée de sa jumelle, ses épaules s'affaissant avec chaque sanglot qu'il peinait à étouffer. " Tu ne dois raconter ça à personne, tu m’entends ? A personne. Jamais personne ne te fera de mal. Tant que je serai vivante, putain, je te jure, je crèverai tous ceux qui lèveront la main sur toi." Il laissa échapper un sanglot, hochant la tête. Jamais. Jamais, jamais, jamais.
H. ne savait pas où il avait trouvé la force de se lever et de faire fonctionner ses jambes, mais il agrippa la main tendue de sa jumelle, et la suivit du mieux qu'il le pouvait, ses jambes pas tout à fait coordonnées, manquant de s'écrouler plusieurs fois sur le sol.
Il était vivant.
Gaïa était là.

Il était sorti de l'hôpital depuis deux semaines. Ils n'avaient pas reparlé de l'accident. Sans doute n'en reparleraient-ils jamais. Heraklion avait rompu avec James, parce qu'il ne voulait pas qu'il le voit comme ça. Parce qu'il ne pouvait pas supporter… quoique ce soit. James n'avait pas compris, mais Heraklion avait changé de numéro, et cessé d'aller à la bibliothèque. James ne savait pas où il vivait, et quand bien même savait-il que le nom de famille d'Heraklion était Applewood, ça ne mènerait nul par, car Gladys ne portait pas ce nom. C'était mieux comme ça. Pour tout le monde.
Ils n'avaient pas reparlé de l'accident, si bien que lorsque Gaïa, assise sur le lit, ouvrit la bouche pour demander pourquoi il ne lui avait rien dit, il sentit son coeur se mettre à battre dans sa poitrine avec fracas, il devint soudainement très pâle, et ses mains devinrent moites en un temps record. " Je…" Il cherchait ses mots. Il n'avait pas de 'bonne' excuse. Et il était terrifié. " Je ne voulais pas que tu aies honte de moi." Pitié ne me déteste pas. Pitié, aime moi, Gaïa, aime moi encore, aime moi toujours, pitié, pitié, ne me quitte pas ! Il voulait lui crier ça, tomber à genoux, pleurant à chaude larme, le visage enfoui contre les cuisses de sa jumelle. Pitié, pitié… ne me hais pas.
Son silence était une torture sans nom. Il avait envie de mourir. Pour la première fois, il aurait préféré qu'elle n'intervienne pas, qu'elle n'arrive pas à temps. Il préférait être mort que de devoir faire ça à son mépris, son dégoût, et son dédain. Pardon… pardon… Je changerais… Je te promets, je changerais, ne me déteste pas, pardon, pardon…

"Comment pourrai-je seulement avoir honte de toi ?" Avec un sanglot étranglé, Heraklion releva la tête, dardant ses yeux pleins de larmes dans ceux de sa soeur. " Tu es toute ma vie. Et je ne tolèrerai pas que quelqu’un te blesse. Je… Je ne sais pas pourquoi les choses sont ainsi, mais elles sont ce qu’elles sont. Et je ne t’en aime pas moins, tu sais. Je serai toujours là pour te protéger, même si, il faut en convenir, cela ne sied pas à une dame de mon rang…" Il avait envie de rire, de sauter de joie, de hurler au monde qu'il était heureux, tellement heureux. Gaïa ne le détestait pas. Elle l'aimait. Elle l'aimait toujours. Elle l'aimait pour ce qu'il était. " Je sais que c’est difficile. Mais il ne faut pas que tu aies honte, tu es quelqu’un de formidable. Et Mère aurait été fière de toi. Alors ne te laisse pas faire par des abrutis dans leur genre, tu vaux bien mieux que cela. Pense à ce que nous sommes. Nous ne sommes pas n’importe qui. Il y a quelque part quelque chose de formidable qui nous attend. Nous devons êtres prêts à ça." Ses bras se refermèrent autour du corps fragile de sa soeur, et il enfouit son visage au creux du cou de la jeune fille. " Je t'aime, je t'aime tellement Gaïa, pardon, pardon… Merci… Je t'aime tellement…" Ses mots étaient entrecoupés de sanglots, mais il s'en fichait, et Gaïa aussi, elle s'en fichait qu'il pleure sur son épaule et que sa robe soit mouillée. Elle s'en fichait parce qu'elle l'aimait toujours, et que c'était tout, tout, tout ce qui comptait.

Lorsqu'H avait reçu sa lettre d'acceptation à Oxford, il avait bondit partout dans la maison, le coeur en joie, sous les cris de joie de sa jumelle. Oxford. Oxford, bordel de merde ! Il avait attrapé sa soeur par la taille, l'avait fait virevolter dans toute la maison, avant de la déposer sur le sol et de plaquer un baiser sur ses lèvres, dans le feu de l'action, parce qu'il était heureux, tellement heureux, et qu'il voulait le crier au monde entier. "Je suis si fière de vous !" Gladys avait les larmes aux yeux lorsqu'elle serra les deux enfants contre son coeur.
Tout était parfait. Tout allait bien. Tout allait mieux.
Ils se remettaient, doucement, du mieux qu'ils le pouvaient. H avait abandonné le football, se concentrant sur l'aviron, et il avait commencé à prendre quelques cours de boxes à côté, parce qu'il ne voulait plus jamais se sentir aussi… impuissant. Il n'avait pas cherché à rencontrer quelqu'un. C'était un sujet qui demeurait… douloureusement secret. Il n'y avait que Gladys et Gaïa qui le savaient. S'il avait eu un meilleur ami, il lui aurait sans doute révélé, mais il n'avait personne à part elles deux. Les femmes de sa vie.

Gaïa n'allait pas mieux. Pas vraiment. H pouvait voir qu'il y avait quelque chose d'éteint, en elle. Mais ils ne parlaient jamais de ça, pas vraiment du moins. Ni lui ni elle ne voulaient y repenser à vrai dire, et pouvez-vous les blamer ? H n'avait jamais rien dit. Et il ne dirait jamais rien, c'était l'un de ces secrets qu'ils emporterait dans sa tombe, comme le fait que lorsqu'elle avait dix ans Gaïa avait passé deux mois habillée en Spice Girls, ses idoles.
Mais H pouvait voir, pouvait voir derrière ses sourires qu'il manquait quelque chose, et il ne pouvait jamais s'empêcher de penser "C'est ma faute. C'est ma faute si elle est comme ça. C'est à cause de moi". Par moment, la culpabilité était telle qu'il s'enfermait dans sa chambre, prétextant un besoin urgent d'étudier pour un examen à venir, quand en vérité, il s'asseyait sur son lit, enserrant ses genoux entre ses bras, et se balançait doucement d'avant en arrière, laissant ses sombres pensées prendre le dessus. C'était sa faute. Sa faute, sa faute, sa faute. Si sa mère n'avait été enceinte que de Gaïa, elle ne serait pas morte, et Gaïa n'aurait pas été exilée à Oxford, et elle n'aurait jamais dû tuer, tuer pour le sauver lui, lui, misérable et pathétique brouillon d'humain incapable de se défendre.

Ça ne lui arrivait pas souvent, mais ça arrivait quand même. Des crises, de temps à autre, et tout devenait noir, autour de lui. Jusqu'à sa rencontre avec le professeur de Psychologie qui, ayant compris qu'H dansait avec ses démons, l'avait encouragé à suivre l'un de ses séminaires, afin de voir s'il pouvait s'aider à y voir plus clair. Raison pour laquelle son cursus d'architecture s'était rapidement vu doublé par celui de psychologie. Refusant de laisser tomber le premier, et ayant cruellement besoin du second, Heraklion fit ce qu'il avait toujours fait, briller en classe, afin de rendre fier non pas un père absent, mais une tante et une soeur, et lui. Pour la première fois, il faisait les choses pour lui, et bordel, qu'est-ce que ça pouvait lui faire du bien.

Lorsque la lettre arriva, H dû s'asseoir un moment pour remettre de l'ordre dans sa tête. Gaïa, sans grand étonnement, ne semblait pas plus touchée que ça par la nouvelle de la mort de leur père, et H l'envia, tout en se demandant pourquoi ça le touchait autant. Leur père n'avait jamais été présent, leur père n'avait jamais prêté attention à eux, leur père s'était débarrassé d'eux que diable ! Pourtant… Pourtant, en lisant les mots froids de Maître Harrington, H ne pu s'empêcher d'être triste. Il ne pleura pas, non, mais… mais il avait le coeur gros, et la gorge nouée. Gladys posa même une main sur son épaule qui se voulait réconfortante. H s'agrippait à l'enveloppe qui n'avait jamais quitté Oxford. Tout ce qu'il avait voulu lui dire, lui expliquer, l'approbation qu'il avait toujours cherché… Tout ça, ça venait de lui être enlevé. Il ne pourrait jamais savoir si son père aurait été fier. D'un autre côté, il ne pourrait jamais savoir si son père aurait été déçu, et cette idée était quelque part réconfortante.

"Nous devons y aller. Je crois que notre histoire doit s’écrire là-bas. Tout comme celle de Père et de Mère s’est écrite." H ne répondit rien, parce qu'il ne savait pas comment dire à sa soeur qu'il ne voulait pas. Qu'il avait une vie, ici, à Oxford, qu'il était heureux, ou du moins il envisageait de l'être pleinement. Qu'il avait ses études, et elle aussi ! Qu'Oxford était un rêve, qu'il s'y sentait bien, qu'il s'y sentait… libre. Qu'il avait l'impression qu'il pouvait être lui-même, qu'il pourrait être accepté, qu'on ne le regarderai pas de travers si un jour, il s'affichait au bras d'un homme.
Il ne savait pas comment dire ça, pas quand sa soeur le regardait avec tant de conviction et de détermination. Alors, il se contenta d'hocher la tête. Gaïa en avait besoin. Gaïa le voulait. C'était tout ce qui comptait pour lui. Pour se racheter, parce qu'il était responsable de son brusque changement. Parce qu'il l'aimait, et que si c'était ce qu'elle désirait, il la suivrait. Hell ! Il la suivrait jusqu'au fin fond de l'Afrique ou de l'Alaska si ça lui faisait plaisir. Tout pour la voir sourire. Tout pour qu'elle soit heureuse.

Dire au revoir à Gladys fut dur. La promesse d'appeler chaque semaine, l'étreinte d'adieu qui n'en finissait plus, seulement rompue par Gaïa lorsqu'elle tira son jumeau pour le faire entrer dans le taxi.  Mais c'était ce qu'elle voulait, se répétait-il encore lorsqu'ils arrivèrent devant la demeure des Applewood. Leur nouvelle demeure. Au moins… Au moins ils étaient ensembles, dans une maison trop grande. Au moins, H pouvait-il encore se glisser dans le lit de sa soeur lorsque ses nuits étaient agitées, et pouvait-il admirer le soleil qui venait jouer dans ses cheveux le matin au réveil. Il était avec elle. C'était tout ce qu'il voulait. Il n'avait besoin de rien d'autre. Juste elle.

"Gaïa, je t'ai déjà dit que je ne voulais plus de ça !" H soupira, leva les yeux au ciel, mais rien n'y fit. Gaïa n'en démordrait pas. "La dernière fois que tu as essayé de m'arranger un rendez-vous, ça a été désastreux ! Désastreux, Gaïa ! Je n'ai vraiment, mais alors vraiment pas envie de revivre ça, c'était une soirée horrible ! Il n'a pas cessé de confondre E.L James et Henry James ! 50 Shades of Grey Gaïa !" H entendit sa soeur glousser dans son dos. C'était ridicule, tout ça était complètement… complètement ridicule ! "J'ai 26 ans, sis, j'suis capable de me trouver un rencard tout seul…" Les mains de Gaïa vinrent se poser sur ses épaules, et il tourna la tête pour la regarder, la mine boudeuse. "Je sais que tu es un grand garçon, j'te rappelle qu'on a le même âge, p'tit frère !" Et pourtant, elle ne démordait pas du fait qu'elle était 'l'aînée' ! "Mais tu bosses trop. Entre ton boulot au cabinet, qui t'exploite sans vergogne devrais-je te rappeler !" Il leva les yeux au ciel "Et ta bonne âme qui te perdra, crois-moi frangin, à consacrer du temps à cette bande de…" D'un sourcil, H lui signala que ce n'était pas une dispute qu'il voulait avoir avec elle. Sa soeur n'aimait pas la Rosehaie, il y allait tous les samedis pour donner des cours de soutien en anglais et en mathématique, et il aidait la ville avec des plans de logement sociaux, le tout gratuitement (il n'avait pas besoin d'argent de toute façon, la fortune de Applewood était suffisante pour une vie d'excès longue et bien remplie, si tel était leur désire). "Bref, oui. Tu travailles trop ! Et ne crois pas que je n'ai pas remarqué que tu t'es remis à écrire tes articles ! Il te faut une vie sociale ! Une VIE, Heraklion, tu m'entends ! Alors, tu vas aller à ce rendez-vous, tu vas payer le repas, lui proposer un dernier verre, et tu vas lui fiche ton…" "OKAY SIS je crois qu'on va s'arrêter là, j'ai compris l'idée !" Gaïa gloussa, et d'un geste expert, remit sa cravate en place. "Voilà. T'es beau."

H leva les yeux au ciel, déposa un baiser sur la joue de sa soeur. Il essayerait, parce que de toute façon Gaïa le saurait, mais si jamais "Tim" n'avait pour seul sujet de conversation ses beaux yeux verts et le football, H ne promettait pas qu'il tiendrait plus d'une heure.