▲ Je crois que j'ai commencé à me perdre à mes sept ans. Je suis né et ai grandi en plein cœur de Galway, plus grande ville de la côte ouest de l’Irlande, d'une mère secrétaire et d'un père cameraman. A cause de ça, il partait souvent en déplacement, mais nous assurait un bon revenu, un bon niveau de vie et me ramenait toujours une tonne de gadgets amusants. Je l'adorais. Tout comme j'adorais la présence douce de ma mère au quotidien. J'étais un enfant calme, sage et attentif, je ne posais que rarement problème et il parait que j'étais toujours plein de vie. On était une famille comme tant d'autre, tout comme j'étais un enfant d'une banalité sans égale. Jusqu'à un certain vendredi soir. Pour me faire plaisir, ma mère nous avait préparé un dîner aux chandelles, comme dans le Disney que je venais de regarder. Je ne sais plus du tout comment ça s'est passé ensuite, je ne me souviens que d'avoir été réveillé par un pompier, secoué dans tous les sens et évacué, en larme, au rythme d'une assourdissante sirène. L'hôpital. Des examens. Des questions. Encore des examens. Toujours plus de questions. Toujours pas de réponses. Puis l'annonce qu'aucun enfant de cet âge ne peut réellement comprendre. Du jour au lendemain, j'étais passé d'une petite vie agréable et calme au rang d'orphelin. Juste un oncle, vivant à 2600 km de mon Irlande natale ; Rose Hip. Quartier riche, environnement à faire rêver tout bon Irlandais. Mais pas moi. Je ne rêvais que de voir revenir mes parents.

▲ Et j'ai continué d'y croire, même une fois dans l'avion, pendant les 4h30 de trajet, quand je suis arrivé là-bas et qu'on m'a accueilli à coup de grands regards pleins de pitié pour le pauvre petit orphelin. Je crois que ce n'est qu'arrivé à l'adolescence que j'ai réalisé, lorsque je me suis rendu compte que je ne me souvenais même plus de leur visage. Je savais ma mère blonde et mon père grand, mais j'étais incapable de les visualiser. J'ai pleuré des jours entiers. Et c'est définitivement après ces jours sans fin que je me suis paumé dans mon propre esprit, dans mes propres sentiments et ressentis. J'ai commencé à faire les quatre cents coups, à cracher sur mon oncle et sa femme, à ne plus rien respecter. Je ne croyais plus en rien. Ni la vie, ni l'amour, ni la paix ou quoi que ce soit d'autre. J'ai arrêté mes études en S et ai rejoint une école de graphisme. Pourquoi le graphisme ? Parce qu'on dit les artistes « dérangés » et que même en dessinant des squelettes dansant dans le feu, personne ne me posait plus de question que ça. Je pouvais extérioriser sans être une fois de plus le pauvre gamin qui a besoin d'aide. Tous ces dessins, c'était mes cris. Mes cris de désespoirs, les cris que j'avais étouffés toutes ses années. J'ai continué de jouer au con. Je me suis fait tatouer, percer, ai tenté plusieurs expériences interdites avant d'être finalement aidé. Même si, peut-être, ce n'était pas une si bonne chose que ça.

▲ Quand je suis arrivé à l'école de graphisme, mon monde était renversé. J'avais perdu tous mes repères, tout espoir, toute confiance en moi. Et pour le masquer, je toisais le monde entier. Et il y a eu cet abruti d'à peine un an mon aîné qui se faisait un malin plaisir de me remettre sans arrêt à ma place. Je l'ai insulté, ignoré, ai tenté de l'humilier, toujours en vain. Plus ça m'exaspérait, plus ça l'amusait. Je le haïssais du plus profond de mon être. Toujours à passer dans mon dos pour me coller une ou deux claques à l'arrière de la tête dès que je méprisais quelqu'un. A la fin, j'avais décidé de ne plus adresser la parole à qui que ce soit. Parce que si je n'allais vers personne, personne ne viendrait vers moi et ce con de blond au corps trop parfait n'aurait plus à m'agacer autant. Sans même que je m'en aperçoive, j'avais commencé à faire tourner mon monde autour de lui. C'était un repère. Il était toujours là, toujours au même endroit, toujours le même comportement, aucune variable. Et qu'il y ait ne serait-ce qu'une seule chose de posée dans ma vie me rassurait. Il se contentait de me sourire chaque fois que je passais près de lui. Et finalement, je m'y étais mis aussi. Notre relation se limitait à échanger un ou deux légers sourires tous les jours. J'étais moins sanguin, moins hautain. Et tout naturellement, j'ai commencé à m'intégrer au reste du monde, à être entouré. Petit à petit, il était sorti de ma vie. Le phare qu'il avait été pour moi ne me servait plus, et il avait tout simplement disparu de ma vie.

▲ Jusqu'à cette foutue soirée étudiante. En allant me chercher à boire, j'avais reconnu sa voix.

« On s’passe de moi, Aed’ ? »

Je lui avais souri, comme si de rien n'était.

« Il semblerait que je n'ai plus besoin d'être rééduqué. »

Il avait ri. On avait continué à échanger un flot de banalités aberrantes jusqu'à tard dans la nuit. Trop tard, trop alcoolisés, peut-être aussi. Et une fois de plus, tous mes repères avaient éclatés en morceaux. Mes mains dans sa tignasse blonde, contre sa peau chaude, mes lèvres contre les siennes, nos corps délicieusement entremêlés. J'avais complètement perdu pied. Pour la première fois depuis mon enfance à Galway, je m'étais senti à ma place, moi-même. Seulement, je n'ai pas pu assumer. Parce que je n'ai pas compris. Parce que je ne suis pas de ce bord-là. Parce que ce n'était pas ce que je voulais. Parce que ça me faisait franchement peur.

Alors j'ai fini mes études par correspondance et ai fuis mon école spé. J’aurais voulu avoir le courage de quitter la ville, de partir loin et de refaire ma vie, sans ne plus jamais avoir à penser à mon oncle rancunier ou à ça. Mais trop de fois déjà, mon monde s’était brisé entre mes mains. J’ai profité de mon héritage pour m’offrir un loft en plein Rose Hip, ai trouvé un travail barbant et ai repris ma vie comme, au fond, elle l’avait toujours été ; vide de sens.