« Ta gueule ! »
Le mot fuse hors de la bouche de l'enfant. Son regard s'est durci et ses muscles sont tendus. Il regarde le monde la tête baissée, par dessus ses cils. Son visage est rouge et un tic nerveux agite un de ses yeux. La femme qui se tient face à lui sait qu'il commence à partir. Qu'il devient l'autre, comme elle aime se le dire. Mais il restera toujours pour elle son Rhett, son petit Rhett, son fils. Il n'est pas né comme les autres. Il n'a pas eu la Providence de Dieu ou je ne sais quelles autres mots tout aussi faux. Il n'est pas handicapé – il est juste différent. Différent parce qu'en lui cohabite deux personnes. Parce que son caractère peut changer en un clin d’œil. Parce qu'on le voit glisser rapidement vers cet autre.
« Rhett, s'il-te-plaît, calme-toi ! Je t'en supplie ! »
L'enfant lève vers sa mère son regard son regard qui se teinte de cette lueur méchante qui s'empare de lui à chaque fois qu'il devient Darius.
« Ta gueule connasse. Je m'appelle Darius ! JE M'APPELLE DARIUS ! »
La femme ferme les yeux et ravale sa salive. Les crises de nerf de son fils la font toujours craquer. Pour la énième fois, elle se demande où elle a merdé. Les autres ne sont pas comme ça. Mais lui si.
D'habitude, son mari est là pour l'aider à gérer l'incontrôlable enfant. Aujourd'hui, il est à une importante convention sur le marché économique de l'agriculture dans les pays sous-développés, en Thaïlande. Monsieur est le directeur financier d'une firme agricole qui commercialise des denrées alimentaires à destination du bétail des agriculteurs. Quand il n'est pas submergé par le boulot, il lui vient en aide.
Elle a décidé de devenir mère au foyer deux ans auparavant. Son fils entrait alors à l'école. Mais son comportement en avait effrayé plus d'un et les autres enfants ne s'étaient pas sentis en sécurité lorsqu'il était dans la même pièce que lui. Alors, elles avaient commencé par le remercier gentiment de sa présence dans l'établissement. Et il a été trimbalé d'école en école, sans se faire aucune attache. Puis, on avait commencé par le refuser. Partout où sa mère désirait le mettre, on lui disait que des enfants au comportement ambivalent n'étaient guère acceptés dans l'école car cela pouvait compromettre la réputation de l'école et l'entacher.
Alors, elle lui fait les cours à la maison. Capter son attention est difficile. Elle prend la chaise qui se trouve de l'autre côté de la table et s'assoit face à lui. Malgré tout, cette distance imposée par la table la rassure. Elle aussi a parfois peur de son fils. Elle essaie de lui attraper la main mais le garçon se dérobe rapidement. Elle lui adresse un sourire contrit et se met à lui parler avec toute la douceur dont elle peut faire preuve.
« Rhett chéri, il faut te concentrer, on a presque fini. »
L'enfant serre les dents et ferme le poing. Il sent la chaleur lui monter aux joues.
« Je m'appelle DARIUS ! » hurle-t-il en tapant du poing sur la table.
Il se lève et se dirige à l'autre bout de la pièce où des feuilles de papier et des crayons sont laissés à l'abandon. Il s'empare d'un crayon marron et commence à dessiner quelque chose qui ressemble vaguement à un arbre. Il balance soudainement son crayon, se relève et, d'un pas rapide, sort de la pièce après avoir lancé un « De toute façon, ce monde, c'est de la merde. »


Ils me regardent. Je sens leurs yeux me scruter, je sens la peur suinter de leur peau, je sens leurs moqueries se taire sur leurs langues. Je vois cette lueur particulière briller dans leurs yeux. Je suis une bête de foire, un objet rare dévoilé au grand jour. Maman me presse la main. Elle me parle d'une voix pressée et adresse aux gens des regards désolés. Comme s'ils savaient. Comme s'ils savaient ! Ignares ! Mais je ne comprends pas pourquoi elle s'excuse envers eux. Elle ne devrait pas s'excuser. Elle n'y est pour rien. Mais ils ne comprennent pas. Ils ne savent rien. Ils ne savent pas que ce n'est pas de la faute de maman qui s'excuse pour rien. Ils ne savent pas que c'est de ma faute. C'est pas de ma faute, c'est pas de ma faute, je le jure ! Maman n'y est pour rien, et papa non plus.
Elle me serre un peu plus fort la main, et baisse la tête. Elle marche rapidement et me presse à la suivre. Elle passe devant un groupe d'hommes qui se moquent de moi. J'entends leurs rires vrombir à mes oreilles. Ça fait mal, de les entendre. Mon cœur bat un peu plus fort. Je regarde maman et je vois que son visage est rouge. Soudain, elle relève la tête et la tourne vers eux. Elle me lâche la main et se dirige vers eux avant de gifler le premier qui passe. Il a une marque rouge, la marque de sa main, sur son visage si blanc. Elle relève une seconde fois la main pour l'abattre sur ce même homme, celui qui critique. Les autres sont des suiveurs, ils n'osent pas parler. Mais ils essaient de protéger leur chef. Quoi que pire, pourtant, qu'une mère en proie à une rage certaine et qui prend la défense de son fils ? Je vois des hommes en uniformes approcher de maman. Je vais la voir, au risque de me prendre une baffe perdue et je tire sur sa jupe. Les hommes en uniforme sont près, trop près, pour s'en aller en courant sans se faire attraper. Elle se calme un instant et se tourne vers eux. Son visage est rouge, cramoisie. Elle va exploser. Ils parlent, je les écoute, mais je ne les entends pas. Je ne comprends pas ce qu'ils disent. J'entends maman s'excuser. Encore. Elle s'excuse beaucoup trop, maman. Mais elle n'y est pour rien. Elle n'a pas commencé, ce n'est pas de sa faute. Ce n'est pas de ma faute, ce n'est pas de sa faute. Elle n'y est pour rien.
Les hommes en uniformes nous emmènent dans une salle où s'entassent des cartons remplis de papier et où entend une vague musique. L'un des hommes, le plus gros, demande à maman s'il y a quelqu'un à appeler. Elle donne le numéro de téléphone de mamie. Le gros monsieur attend un peu tandis qu'un des deux autres – le plus jeune – dit autoritairement à maman de s'asseoir. Quand maman est autoritaire, c'est qu'il ne faut pas la contredire. Mais là, le jeune fait peur. Je reste debout et je les regarde. Celui qui ne fait rien me regarde et lui, il semble comprendre. Je ne sais pas si je dois lui sourire. Alors, je ne fais rien. Il me dit que je peux m'asseoir si je le veux. Je prends la chaise et je la mets à côté de maman. Je m'assois dessus et lui prends sa main. Le gros monsieur au téléphone a commencé à parler avec véhémence.
« C'est pas ta faute, maman. T'y peux rien. Ils ont commencé. Ils ne comprennent pas que je suis malade. Pourquoi est-ce qu'ils ne comprennent pas ? » demandais-je ?
Demain, c'est mon anniversaire - je prends douze ans - , et le cadeau que j'aurais, c'est le souvenir de ma mère embarquée au poste de police et mamie qui m'emmène chez elle le temps que « ça se règle. ».


Fermé. C'est fermé. Tout est fermé. C'est étouffant. Et il fait froid. Les bruits des pas résonnent dans l'église. Les Collins serrent beaucoup de mains tandis qu'on leur adresse de sincères condoléances. Combien le pensent vraiment ? Après d'interminables minutes, tout le monde finit par s'asseoir. C'est si calme et pourtant, on jurerait entendre un son imperceptible. Celui de la Mort. Le cercueil se tient là, devant l'autel, où ont été déposées des gerbes de fleurs. Sur le cercueil, un large morceau de tissu pourpre. Le prêtre commence la messe et tout le monde écoute. Les Collins, assis au premier rang, laissent couler de silencieuses larmes. Rhett serre entre ses mains des feuilles de papier qu'il a noircies de son écriture brouillonne quelques jours auparavant. Les minutes semblent être éternité. Rhett écoute d'une oreille distraite le prêtre et les discours des quelques personnes qui veulent témoigner en faveur de Lorena Lise Collins, mais son esprit est avec sa mère. Elle avait eu soixante ans trois mois auparavant et elle a été terrassée par une crise cardiaque foudroyante. Maintenant, elle dort paisiblement dans un coffre de bois. Son ultime demeure. Rhett sent que quelqu'un lui donne des coups de coude dans les côtes. Il tourne son regard vers sa sœur qui le regarde de ses yeux débordant de larmes. D'un léger mouvement de tête, elle lui indique le promontoire avec le micro qui l'attend. Il se lève, lisse les plis de son costume sombre. Et il se dirige d'un pas fatigué vers ce promontoire.
Il pose ses feuilles sur la surface devant le micro et regarde l'assemblée. Il essuie d'un revers de la main les larmes qui coulent encore sur ses joues. Même à trente ans, on ne cesse jamais d'aimer ses parents. Jamais. Il respire un grand coup, déplie ses feuilles et laisse ses yeux glisser sur les lignes.
« Lorena Lise Butcher. C'était le nom que portait ma mère lorsqu'elle était jeune. On disait d'elle que c'était une femme timide mais qui aimait œuvrer pour les autres. C'était ça, son défaut, elle pensait trop aux autres, et jamais à elle. Elle était infirmière dans un hôpital avant de rencontrer papa.
Elle a rencontré papa alors qu'elle venait lui faire des soins quotidiens. Il m'a dit, il y a des années, qu'il avait été hospitalisé pour une coupure qui s'était infectée. Et qu'il avait su dès le premier coup d’œil que c'était elle qu'il voulait, que ça serait la seule et l'unique. Elle avait dix-neuf ans et lui vingt-deux. Quand il est sorti de l'hôpital, papa avait proposé à maman de l'emmener un jour boire un café. Au début, maman avait refusé. Quelques jours plus tard, ils se sont croisés par hasard dans la rue. Papa a réitéré sa demande. Maman a accepté. Et c'est comme ça que ça a commencé.
Quelques mois plus tard naissait James, mon frère. Maman avait alors vingt ans et était heureuse de donner la vie quand elle voyait régulièrement la mort. C'était son fils, son si joli petit fils. Elle l'aimait et le couvait autant qu'elle le pouvait. Elle a su à son tour que, grâce à ce petit être qui illuminait ses jours, elle ne pourrait plus se défaire de cet homme qui l'aimait. Elle a su qu'elle l'adorait. Elle a alors accepté de l'épouser. Deux ans plus tard naquit Rose, ma sœur. Elle aurait pu  ne pas être là de nos jours. Elle ne respirait pas à la naissance et, face à l'incompétence des médecins, ma mère s'est acharnée sur cet être issu de sa chaire et de son sang, pour lui insuffler la vie. C'est quand elle a entendu le premier râle puis le premier cri qu'elle a su qu'elle avait réussi. Elle s'est alors démenée pour offrir à ses deux enfants la vie qu'ils méritaient.
A trente ans, elle est de nouveau tombée accidentellement enceinte. Maintes fois je l'ai entendu murmuré que je n'aurais jamais dû venir au monde, que ça lui aurait épargné des souffrances, mais je ne lui en veux pas d'avoir dit ça. Car j'ai conscience d'être un poids pour les autres. Mais elle a fait pour moi ce qu'elle avait fait pour les autres.
Vous savez, je suis malade. Certains diront que je suis handicapé. Ils n'ont pas tort, mais je n'aime pas ce mot. Je suis malade. Je suis bipolaire. J'ai un trouble de la personnalité, et je n'y peux rien. Ce n'est pas de sa faute. Longtemps, elle a refusé ma maladie. Longtemps, elle a essayé de me faire redevenir normal, mais quand elle a essayé de me comprendre et qu'elle a constaté qu'elle ne pouvait rien faire, qu'il fallait juste vivre avec, elle m'a accepté tel que j'étais.
Ma mère, c'était une héroïne. Elle prenait la défense de ceux dont on se moquait, elle couvait les plus faibles d'entre nous. Elle essayait de faire ce que les autres n'avaient – excusez-moi l'expression – pas les couilles de faire. C'était le bon samaritain du monde moderne. Sa générosité l'a épuisé.
Elle vient à présent de rejoindre ce jardin inaccessible duquel elle veille sur nous. Décédée ne veut pas dire absente. Tant que l'on pense à elle, elle continuera d'agir.
Lorena Lise Collins, c'était ma mère, c'était une épouse, c'était une sœur, c'était une fille. Et on l'aimait. »
Il termine son discours en essuyant les larmes silencieuses qui coulent malgré lui sur ses joues. Quelques applaudissements discrets retentissent. Il ne regarde plus personne. Il ignore ce bourdonnement qui résonne à ses oreilles. Il se tourne vers le cercueil et se dirige vers ce dernier. Il se tient un instant devant et fouille dans les poches de son costume. Il pose sur le cercueil, parmi les fleurs qui l'écrasent, une photo de famille où les sourires s'étaient emparés de chaque visage. Ils étaient cinq, ils étaient heureux. Ils ne sont désormais plus que quatre.
Il s'appelle Rhett Darius Collins et sa mère vient de mourir.


rapport médical d'observation du sujet Rhett Collins, le 25 octobre 1985
L'enfant est venu avec sa mère au cabinet à l'heure dont il était convenu. Rhett Collins, âgé de six ans et présentant des troubles de la personnalité, est arrivé en serrant contre lui un cahier de couleur rouge et un crayon à papier. Ses yeux étaient rivés sur le sol tandis que sa mère le poussait à entrer. Opposant une résistance, le sujet Collins a néanmoins fini par céder à sa mère, après que cette dernière lui ait promis une quelconque friandise. Il a fini par relever sa tête et me sourire. L'enfant s'est assis sur le sol pour dessiner. J'ai échangé quelques mots avant de m'adresser à l'enfant. Voici en retranscription l'échange que j'ai eu, enregistré il y a quelques semaines, par le biais d'un magnétophone.
« Bonjour Rhett. Comment vas-tu aujourd'hui ?
- Ça va.
- Tu fais quoi de beau avec ton cahier ?
- J'écris.
- Tu écris quoi ?
- Je sais pas.
- Tu sais écrire ?
- On apprend à écrire à l'école.
- Et tu sais écrire quoi ?
- Mon prénom et mon nom de famille. Et quelques phrases.
- Tu dessines ?
- Non, je n'aime pas dessiner. Je dessine mal en plus.
- Je suis certain que ce n'est pas vrai.
- Et bah si, c'est vrai.
- Ta maman m'a dit que tu dessinais et que tu t'appliquais pour dessiner.
- C'est pas moi qui dessine.
- Qui est-ce alors ?
- C'est pas moi. C'est pas moi ! »
L'enfant s'est bouché les oreilles. Il s'est levé et est parti à l'autre bout de la pièce où il a commencé à se livrer à une crise de nerfs. Il semblerait que le sujet soit sensible à des questions ou des phrases – voire des situations – se rapportant à sa personne et pouvant le mettre en situation de victime ou en difficulté. De ce fait, il semblerait que son autre personnalité prenne le dessus après ces crises, étant donné les caractères bien distincts qu'on m'a rapporté les concernant ( Rhett = personne calme et optimiste ; Darius = personne turbulente et pessimiste ). De plus, l'enfant est conscient de son état et de ses deux personnes comme en atteste ce dialogue ( au travers du « C'est pas moi. C'est pas moi ! » ) mais a encore du mal à faire avec. Il semblerait que selon sa mère, il se souvient de tout ce qu'il fait lorsqu'il devient l'un ou l'autre, mais qu'il agit différemment selon sa personnalité ( par exemple, si Darius déchire une page recouverte de l'écriture de l'écriture de Rhett, Rhett haussera des épaules et recommencera. Si Rhett déchire un dessin de Darius, Darius va alors se vouer à un accès de colère où Rhett en prendra pour son grade ).
Ces troubles diagnostiqués comme étant des troubles bipolaires se sont répétés à maintes reprises durant les séances qui ont suivi afin de confirmer mes doutes. Après une réunion où le père et la mère étaient présents, il en est ressorti que :
- un oncle de la femme est décédé des suites d'une coupure mal soignée
- une amie de la femme a attrapé le virus du sida après une prise de sang effectuée en dehors d'un cabinet médical
- un cancer du pancréas a été détecté chez la sœur de la femme alors que cette dernière était enceinte de quelques semaines, ce qui l'a fortement affecté
- le mari a failli lui-même décéder des suites d'une grippe mal soignée dans un pays étranger
De ce fait, la femme aurait développé une hypocondrie qui se serait implicitement répercutée sur l'enfant. Il se pourrait cependant que la cause de ces troubles bipolaires se situe ailleurs.
Il a été établi qu'il y aurait un continuum entre la schizophrénie et les troubles bipolaires. Cependant, Rhett Collins n'étant pas atteint de schizophrénie ( on tend à confondre les deux ), il semblerait que cette bipolarité soit adaptée à la situation. En effet, les personnes ayant des troubles de la personnalité sont, dans la majorité des cas, mises à part car pouvant perturber la société. Ces écartements ont comme effets sur les sujets dont il est question une remise en cause profonde, un dégoût de soi, de l'environnement et des autres ainsi qu'une profonde colère ne pouvant alors pas être maîtrisée.
Je pencherais néanmoins pour la seconde option. L'avis d'autres médecins serait fortement recommandé.

Dr Wayne Stenson, Insitut Médical de Cardiff