Son regard était doux, rassurant. Jamais Hécate n'avait connu une sensation si apaisante. Elle était pourtant jeune, très jeune, du haut de ses huit ans. Malgré sa jeune expérience, son esprit l'avait toujours tourmenté. Elle avait vu le jour à Montréal, la deuxième plus grande ville du Canada. Le moindre problème devenait tragique. La moindre pensée négative devenait une dépression insurmontable. Elle n’exagérait pas, non. Seulement, sa manière de ressentir les choses était décuplée et l'obligeait à se confronter aux sentiments puissance mille. C'était intense, mais éprouvant. C'était un comportement bien difficile à appréhender pour une petite fille. Mais elle s'y était habituée. Beaucoup de choses l'aidaient à panser ses blessures psychologiques : l'amour d'un père qu'elle estimait plus que quiconque, une passion dévorante pour la littérature - passion qui la poussait à avaler d'une traite tout roman qui rencontrait son chemin -, et ce regard. Le regard d'un garçon d'un an son aîné. Les cheveux châtains - tirant sur le blond - la peau très clairs et les yeux clairs, virant au doré. Léon. Son meilleur ami, depuis longtemps. Aussi longtemps qu'elle s'en souvienne. Il avait toujours été là, mais elle savait que ce ne serait pas toujours le cas. Telle était la raison de sa présence à l’hôpital. Elle était jeune, oui. Mais pas assez pour échapper à la réalité. Pas assez pour feindre de ne pas comprendre ce qui était en train de se passer. Et elle était inquiète. Très inquiète. Tirée de ses réflexions par la sensation d'une main sur la sienne, elle releva son regard noisette, aussi doux que perdu. A quoi tu penses, Hécate ? Léon s'inquiétait toujours. Pas pour son état, comme on pourrait le penser. Il était si jeune, et pourtant si fatigué. Si heureux, sans raison de l'être. Il paraissait plus vivant qu'Hécate, cela dit. Ce n'était pas elle qui malade, pas elle qui était mourante, pourtant. Je pense à toi. Affirma t-elle avec un doux sourire. Rien n'était plus vrai. Elle venait à l'hopital tous les jours après l'école, heureuse de passer ne serait ce qu'une heure avec son meilleur ami qui lui échappait de jour en jour. Elle pensait très souvent à lui. Plus de la même manière qu'avant. Toujours autant, mais de manière plus douloureuse. Elle réfléchissait beaucoup trop pour son âge, mais qui ne l'aurait pas fait à l'idée de perdre son meilleur ami ? Moi aussi, je pense à toi. Mais je n'ai pas le regard triste comme toi. Il la connaissait mieux que personne. Comment pouvait-il rester si froid, si insensible, face à la situation qu'était la sienne ? Ce calme, cet apaisement, lui échappaient entièrement. Je suis triste parce que j'ai peur. chuchotait-elle. Elle se savait ridicule. Son ami était là, à l’hôpital, tout sourire, et elle, elle se permettait de partager ses doutes et ses faiblesses. Elle était angoissée, terrifiée à l'idée de ne plus voir Léon, du jour au lendemain. Elle se sentait incapable d'y survivre. Quelle drôle d'idée quand on sait que le petit bonhomme, lui, ne survivrait à rien. Et de quoi as tu peur ? demandait-il, de sa voix encore enfantine. Il était à quelques jours de ses dix ans. Allait-il pouvoir fêter son onzième, seulement ? C'est évident, non ? J'ai peur de te perdre. Elle aurait aimé tout cacher. Ses peurs, ses faiblesses. Mature comme personne malgré son jeune âge, elle avait l'habitude de cacher ses angoisses pour ne pas perturber son entourage. Elle en faisait de même avec Léon, du moins, jusqu'à cette année. Mais elle avait bien trop peur, et il ne la connaissait que trop bien. Elle ne voulait pas lui manquer de respect en prétendant être la fille qui n'avait peur de rien. Bien sûr que si, elle avait peur. Et cette peur là lui paraissait insurmontable. Léon l'avait bien compris. Il posa sa tête sur ses genoux, comme il le faisait si souvent, avant de déclarer d'une voix douce : n'aies pas peur, Hécate. Ce n'est pas de la mort dont tu as peur, c'est de la vie. Tu as peur de toi. Je ne sais pas pourquoi, mais je crois que c'est ça. Il ne faut pas. C'est beau, la vie, non ? Ne crains rien. Aies confiance. A ses paroles, elle avait souri. Ce sourire a duré un an. Léon est mort six jours avant son onzième anniversaire. Hécate avait raison : il n'avait pas eu l'occasion de le fêter. Hécate avait toujours raison : quelles que soient les pensées réconfortantes, la chute est toujours douloureuse, à la fin.



" Allez, aie un peu confiance en moi, il t'arrivera rien ! " Voilà son plus gros problème. La confiance, la peur, une multitude de questions sorties de nul part. Mais cette voix ci, cette voix qui la poussait à avoir confiance, ce n'était pas n'importe laquelle. Joshua se tenait là, près d'elle, sondant son âme de ses beaux yeux verts. Il était son tout, son monde, son univers. En quittant le Canada, Hécate avait eu l'impression de quitter le bonheur. Ayant peur de l'inconnu, elle était terrifiée à l'idée de ne pas trouver sa place, de ne jamais trouver le bonheur à New York. Jamais elle n'aurait pensé trouver l'amour. Un amour si pur, si sincère. Aux côtés de Joshua, tout lui paraissait simple. La belle avait toujours eu des doutes sur tout : trop fragile pour ne pas douter d'elle-même, ou de ses choix. Mais s'il y avait un choix qu'elle ne regrettait pas, c'était celui-ci. A ses yeux, tout était limpide : ce serait l'homme avec lequel elle se marierait, le père de ses enfants. L'homme avec lequel elle allait vieillir, aux côtés duquel elle allait mourir. Aussi fleur bleue que cela puisse être, cette perception de la vie était la vérité. Elle ne cessait d'en faire les louanges et d'harceler Azraël avec ça, d'ailleurs. Son meilleur ami, son beau-frère. Tout était trop beau. La douceur de son visage lorsqu'elle se réveillait près de lui, le matin. Sa manière de la rassurer lorsqu'elle défaillait. Son sourire lorsqu'ils se bagarraient comme deux enfants dans la cuisine. La lueur amusé de ses yeux verts nuancés. Sa manière de parler, sa manière d'être, sa manière d'exister. Tout. Elle appréciait même son côté "sauvage". Sa liberté, son activité, cette façon d'être : ne rien regretter, tout tenter, ne pas trop se poser de questions. Il n'avait peur de rien, et elle aimait ça. Le seul problème était qu'elle avait du mal à suivre. Ce fut le cas, à cet instant. Il lui tenait un casque de moto, tout excité à l'idée de lui faire vivre la sensation que lui procurait une de ses passions. Aussi amoureuse était-elle, Hécate n'en restait pas moins méfiante. Elle jetait des regards peu assurés à l'engin, loin d'être assurée par ce véhicule inconnu. Elle avait peur. Pourtant, il s'agissait de Josh : il ne lui avait fallu que quelques phrases pour l'influencer. Sa phrase lui avait rappelé Léon, son premier meilleur ami, mort il y avait de cela dix ans. Elle avait toujours peur de tout, il était temps de mettre ses peurs de côté, de vivre sans se poser de questions, pour une fois. Ces pensées et la présence de Josh lui donnèrent des ailes. C'est pourquoi elle se laissa tenter, et enfila le casque tout en grimpant sur la moto. Bien entendu, ses peurs ne s'envolèrent pas comme magie. Elle en venait même à demander à Josh de ralentir, de temps à autres. Elle s'agrippait à lui comme un marin s'accrochait à son unique bouée. Et malgré cela, elle devait avouer que la balade n'était pas si désagréable. Elle prenait du plaisir à partager ce moment avec sa moitié, qui s'amusait parfois à pousser l'accélérateur pour l'entendre hurler dans son casque. Elle pestait gentiment contre lui, le traitant d'enfant un peu fou à tout bout de champ. Mais le sourire était là. Plus pour bien longtemps, hélas. Hécate n'eut pas le temps d'analyser quoi que ce soit. Une forte lumière incandescente, et une montée d'adrénaline. Pas la sienne, celle de Josh. Elle le connaissait mieux que personne et là, serrée tout contre lui, elle était capable d'appréhender chaque émotion qui émanait de lui. La belle tenta de comprendre ce brusque changement, mais en quelques secondes simplement, tout bascula. La jolie brune hurla de toutes ses forces, elle sentit en parallèle la moto valser à travers la route, une violente brûlure, puis plus rien. Le vide total. Un vide inconnu et inquiétant, mais aussi et surtout, indéterminé. Ce vide dura, dans le monde réel, plusieurs semaines. Ouvrir les yeux fut le plus difficile des défis. Mais elle le releva quand même. Finalement, peut-être était-elle plus forte qu'elle ne le pensait. Dans le fond, il se pourrait qu'elle soit une dure à cuir. Pourtant, ce n'était pas du tout l'impression qu'elle eut une fois qu'elle retrouva ses esprits. Hécate se sentait perdue, terrifiée, seule. Enfin, seule, pas entièrement. Une main frôla son bras. Venant à peine d'ouvrir les yeux, la voix fatiguée de la jolie brune s’éleva dans le silence : " ... Joshua ? " jamais elle n'avait eu autant de mal à parler. Grosse déception lorsqu'elle se retrouva confrontée à un infirmier, qui lui était inconnu et qui se contentait seulement de vérifier le dosage de ses perfusions. L'infirmier en question accourut, allant chercher plusieurs médecins. L'état d'esprit de la jeune blessée fut le même, puisqu'elle répéta : " Excusez moi, je voudrais voir Joshua, s'il vous plait ... ". Personne ne lui répondait, les médecins se contentèrent de s'inquiéter de sa santé, chose qui lui paraissait sans importance à l'heure actuelle. Obsédée par l'absence de Joshua, elle en venait même à remettre en question le fait qu'il ait pu survivre. Au bout d'une quinzaine de minutes, apparut Azraël. Réellement inquiète, Hécate demanda, au bord de la panique : " Où est Josh ?! " son frère n'eut le temps de dire qu'une chose : il était vivant, il allait bien. Mais il fut balayé par les médecins, qui s’agglutinaient sur la pauvre demoiselle. Elle se fichait sincèrement de tout ce qu'ils pouvaient lui raconter. Elle n'écoutait rien. Une seule phrase frappa son esprit. Une seule. " Mademoiselle Holmes ... Je suis désolé, mais vous n'aurez jamais d'enfant. " Suite à cela, son cœur se serra. Elle avait toujours été plus faible que forte, mais aucune épreuve ne lui avait fait autant de mal. Tout son entourage le savait : son plus grand rêve était d'être la mère d'une bande de bambins ayant le même sourire et le même regard malicieux que Joshua. Elle avait eu l'occasion de s'en faire une petite idée : elle avait déjà imaginé leurs bouilles, leurs prénoms, leurs futurs bêtises. Les matins où ils viendraient par deux sauter sur le lit de leurs parents qui auraient bien aimé profiter d'une matinée calme à lambiner, dormir dans les bras de l'autre, sous la couette. Oui, elle avait déjà imaginé tout ça. Ces images, en une seconde seulement, s'étaient brisés. Ce fut la pire des nouvelles. Si c'était pour apprendre ça, très sincèrement, elle aurait préféré ne pas se réveiller de ce coma. Ce coma qui lui avait tout enlevé : ses désirs, son rêve, l'amour de sa vie, et ses futurs enfants. Foutu moto qui avait su la détruire tout en la gardant en vie. Détruite, Hécate garda quand même la force. Obsédée par l'idée de retrouver Josh, elle rangea avec pudeur sa détresse au fond de son coeur, et se réserva entièrement à la recherche de son bien-aimé. Elle en avait besoin. Et ce pour deux raisons : tout d'abord, la raison évidente : elle ne pouvait pas vivre sans lui. Elle voulait le retrouver, et comprendre la raison pour laquelle il avait pris la poudre d'escampette. La deuxième raison était plus complexe : en s'évertuant à le retrouver, elle en oubliait la profonde souffrance qu'elle ressentait face à sa stérilité. Une manière pour elle de ne pas être confrontée à la réalité. Elle voulait oublier, tout simplement. Oui, mais voilà : oublier sa tristesse, elle en était capable. Oublier Joshua, certainement pas. C'est grâce à Azraël qu'elle retrouva sa trace, à Rose hip. Mais Hécate aurait tendance à oublier une chose : les mauvaises nouvelles ne viennent jamais seules.