« Allezzz mec. Juste un verre de plus ! » Mes yeux louchent sur le verre qu’on me tend. Un de plus. Je sens que je suis à deux doigts de vomir et ça n’a vraiment rien d’étonnant quand on sait que c’est la première fois de ma vie que je bois et que j’en suis à plusieurs verres au contenu coloré et étrange. « Non ! Je te jure… J’ai beaucoup trop bu là… » Je repousse le verre du plat de la main, me retenant de tourner de l’œil rien qu’en imaginant une énième gorgée d’alcool couler dans ma gorge. « T’es vraiment qu’une mauviette ! Pourquoi t’es à la fac si c’est pour rester dans ta chambre à étudier. Profite un peu merde ! » Lui, c’est sensé être mon meilleur pote de fac. Tout comme moi, il étudie la médecine mais il se spécialise dans la cancérologie. Sauf que contrairement à moi, ses parents s’en fichent s’il rate son année, ils ont bien assez d’argent pour lui en payer une nouvelle. Moi, je n’ai pas le droit à l’erreur. J’ai grandi dans une famille d’ouvriers et ces études sont des années et des années d’économies de mes parents. Je ne peux pas me louper. C’est pour ça qu’en temps normal, je reste dans ma chambre à étudier pour être sûr de ne pas me planter. Mais ce soir, Aaron m’a poussé à participer à une de leur soirée d’étudiants et je me suis laissé entrainer. Maintenant que tout l’alcool que j’ai avalé durant la soirée me remonte peu à peu dans la gorge, je me rends compte que j’aurai mieux fait de rester dans ma chambre à relire mes cours… « Je sais exactement de quoi il a besoin ! » J’avais presque oublié la fille qui s’était assise sur mes genoux il y a bien dix minutes de cela. Elle est brune, de grands yeux marron et elle est vraiment mignonne. Mais tout aussi bourrée que moi. « Attends Adrea, t’es pas vraiment son genre tu sais… » Offusquée par la remarque véridique de mon meilleur ami, la dit Andrea se lève de mes genoux, pose son verre et m’attrape la main en me tirant derrière elle. « Pas son genre hein ? Je vais vous prouver que les brunes savent autant y faire. Viens mon bichon. » Mon bichon ? Est-ce à cause de mes cheveux qu’elle m’appelle comme ça ? Ou juste parce qu’elle… Attendez, pourquoi elle m’attire dans une chambre à l’étage ? « Heu… J’ai un peu la gerbe en fait… » Elle ferme la porte derrière nous et pointe un doigt sur mon torse, ce qui me fait reculer de plus en plus jusqu’à ce que l’arrière de mes genoux heurtent le pied d’un lit. « Je vais te faire te sentir mieux, t’inquiète pas. »

Presque deux ans plus tard, me voilà appuyé au-dessus du berceau de fortune de ma fille, Ade. Elle dort dans ma chambre, je n’ai malheureusement pas les moyens de payer un loyer nous permettant d’avoir une pièce de plus, mais je crois pas que ça la gêne tant que ça. Elle aime bien tendre ses petites mains vers moi en souriant. Ade a une année maintenant. Sa mère, Andrea, a disparu de la circulation après m’avoir déposé le nouveau né devant la porte de mes parents. J’étais retourné cet été là chez moi pour me ressourcer et profiter des quelques derniers jours de vacances avant de commencer mon job d’interne à l’hôpital. Alerté par des cris au milieu de la nuit, mon père a été ouvrir la porte d’entrée et c’est là qu’on s’est retrouvés face à un petit bébé hurlant à la mort tant elle avait faim. Un petit mot était posé sur son plaid ; « C’est ta fille, prends en soin. Andy. » Je n’ai couché qu’avec une seule et unique fille de toute ma vie, c’était ce soir là, lorsqu’on m’a fait boire à en vomir toute la nuit après mes ébats avec Andrea, c’était la seule fille que j’ai touché et je l’ai mise enceinte, sans même le savoir. Elle a eu le culot de disparaître de la fac pendant sa grossesse et voilà qu’elle m’abandonnait notre bébé. A vingt quatre ans, en pleines études, j’avais vraiment pas la tête à ça et pourtant… Ade est ma petite princesse. Je sais, qu’un jour il faudra que je lui dise que son papa est gay et que si elle est là, c’est parce que tonton Aaron l’a fait boire au point qu’il a couché avec une fille qu’il a trouvé tout bonnement affreuse le lendemain.



« Pryam, puisque tu es en retard, ça te dérangera pas d’aller dans la chambre 114 ? » Encore essoufflé par ma petite course matinale – qui consiste à lever, habiller et amener Ade le plus rapidement possible chez sa nounou – j’attrape le dossier qu’on me tend. C’est la troisième fois que j’arrive en retard cette semaine et je sais qu’on ne me laissera pas continuer comme ça… En même temps, ils ne savent pas que j’ai une petite fille d’une année qui préfère rire et courir partout plutôt que d’enfiler ses vêtements pour faire plaisir à papa. Du coup, je me plie un peu à ce qu’on me dit de faire pour arrondir les angles. Même si je sais que je suis clairement sur un siège éjectable. Je hoche la tête au médecin de garde et me concentre sur le dossier. Le prénom écrit en haut à droite me fait soupirer. Encore ? Il n’est pas sérieux… Je me dirige vers la chambre de ce patient qu’on connaît bien maintenant ; Nathéan. Un jeune d’un peu près mon âge qui se fiche pas mal d’avoir un cœur fragile et qui finit chez nous quasiment toutes les semaines… Mais contrairement à ce que mes collègues pensent, ça ne me dérange pas d’aller le voir parce que, soyons honnêtes, il est plutôt mignon avec ses bouclettes et ses yeux verts émeraude. Je sais que je ne suis pas sensé penser ça des patients de l’hôpital mais il faut dire que depuis que j’ai récupéré Ade devant la porte de chez mes parents, je n’ai pas vraiment eu le temps de penser à sortir pour voir des hommes… Enfin quoi qu’il en soit, même s’il est tout bonnement insupportable, je me rends dans la chambre de Nathéan. Je pousse la porte et comme toujours, il m’accueil de manière très chaleureuse. Je jette un œil au moniteur à côté de son lit et constate que son cœur est épuisé de faire le travail tout seul mais j’ai beau le remettre à l’ordre, le jeune homme n’écoute personne que lui.

« Attends princesse, ton chapeau ! Il ne faudrait pas que tu aies mal à la petite tête ce soir hein ? » Elle glousse et m’embrasse sur la joue avant de filer du mieux qu’elle peut vers la balançoire. Je l’observe, lunettes de soleil sur le nez. C’est fou les progrès qu’elle fait, à un peu plus d’une année, Ade trottine presque comme une grande. Ma fille est une surdouée ! Comme son papa. En espérant qu’elle ne finisse pas enceinte à cause d’une cuite… Bref. Je perds un peu mon regard dans le parc. Non loin de là, il y a un skate park et malgré le bonnet, je reconnais tout de suite une petite tête bouclée. Merde. Je ne veux pas être vu ici avec Ade. Non pas que j’ai honte d’elle mais je n’aime pas comment les gens me regardent quand ils comprennent que je suis père célibataire… Et puis Nathéan serait tout à fait du genre à se moquer de moi et je n’ai vraiment pas envie de lui donner ce plaisir. En plus de ça, il me met vraiment hors de moi à faire du skate alors qu’il est sensé se ménager. Faut pas qu’il s’étonne qu’il n’a plus d’argent pour payer son traitement s’il finit à l’hôpital toutes les semaines à cause d’un malaise… Je me tourne vers ma meilleure amie, qui est également la nounou d’Ade. « Je reviens. » Je traverse le pan d’herbe qui me sépare du skate park puis attrape Nathéan an vol avant qu’il ne recommence à rouler sur sa planche. Mais comme toujours, il me parle mal et même si on a plus où moins le même âge, je supporte de moins en moins le fait qu’il se fiche de sa santé alors que nous, à l’hôpital, on fait tout pour lui venir en aide. J’ai beau être franc et froid avec lui, il refuse mon aide et me remballe. Comme toujours.

Nathéan continue de nous rendre visite à l’hôpital suite à ce jour là. Il tombe malade car son système immunitaire n’est plus aussi performant à cause de son cœur. Il tombe en pleine rue, il arrive toujours ici inconscient. Mais cette fois, c’est celle de trop. J’entre dans sa chambre alors qu’il semble avoir refait un malaise sur le lieu de son travail alors que la semaine passée il était là à cause d’une grippe. Je ne lui laisse pas le choix. Je pose fortement une boîte de médicaments que j’ai volé dans l’armoire de l’hôpital. C’est illégal, je pourrai perdre mon job mais je n’ai pas le choix, sinon Nathéan se laissera mourir. « Maintenant ça suffit. Tu vas prendre ton traitement sinon je vais continuer de venir t’emmerder avec mes recommandations. » Parce que c’est bien ça le pire, il en a marre que je sois après lui mais il n’a pas compris que s’il faisait attention, il ne m’aurait plus sur le dos. « Je refuse de te voir te foutre en l’air. » Je lui fourre la petite boîte orange entre les mains et referme ses doigts dessus. Je sais qu’il ne me remerciera pas de toute manière. Il n’est pas comme ça. Nathéan s’en fiche de tout le monde. « Pryam ? Une certaine Emily te demande au téléphone, apparemment c’est urgent. » Je ne bouge pas pour éviter que ma collègue voit la boîte de médicaments volées. « J’arrive. » Emily est ma meilleure amie, ça doit être sérieux parce qu’elle ne me téléphone jamais à l’hôpital. C’est sûrement à propos d’Ade. L’infirmière part et j’adresse un dernier regard lourd en sous-entendus à Nathéan. « Je compte sur toi cette fois. » Je sors de sa chambre et comme toujours, j’ai l’impression d’avoir des papillons dans le ventre. Il m’exaspère mais il me fait aussi un effet fou. J’arrive finalement à avoir Emily au téléphone et demande à quitter mon service plus tôt pour aller m’occuper de ma fille.



« Pa-pa. » Je tends les bras vers ma princesse pour qu’elle puisse venir sur mes genoux. Assise en face de moi, Emily me regarde tristement. C’est rare qu’on fasse ça mais quand j’ai besoin de vider mon sac, elle vient dans mon miniscule appartement et on s’ouvre une bouteille de vin rouge. « Je suis sérieuse Pry’… Tu peux pas continuer comme ça. Tu sais que je peux t’aider... Ade ne pourra pas continuer à dormir dans ton lit avec toi parce qu’elle ne peut pas avoir une chambre à elle et tu sais qu’avec tes cours, elle passe plus de temps avec moi qu’avec son papa… » Emily a raison mais je peux aussi être une sacrée tête de mule quand je veux. Emily a beaucoup d’argent et son père travaille dans l’immobilier, elle pourrait m’aider à trouver un appartement digne de ce nom pour pas trop cher mais je n’aime pas abuser. Déjà qu’elle s’occupe d’Ade tous les jours pour que je puisse aller à l’hôpital… J’embrasse ma petite fille sur les cheveux avant de boire une gorgée de vin et de reposer mon verre sur la table basse. « C’est gentil Emily mais je ne peux pas accepter. Et puis… Ade adore dormir avec son papa. » Ma meilleure amie m’envoie un regard lourd en sous-entendus, je soupire et baisse les yeux sur ma princesse qui s’endort contre mon torse. « Je veux bien que tu m’aides pour l’appartement mais pas pour payer mes études. Je vais m’en sortir. » Emily me sourit et pose une main réconfortante sur mon genou. « Et… Est-ce que tu vas gentiment penser à trouver l’âme sœur ? » Je me retiens d’éclater de rire. Quelle idée. « J’ai pas le temps pour ça Em’… » Je sais très bien qu’est-ce qu’elle sous entend… « Je sais que les relations patients/médecins ne sont pas admises mais tu n’es pas encore vraiment médecin tu sais ? » Je secoue la tête, amusé mais dans le fond bien exaspéré qu’elle me parle de lui. « C’est pareil. Et de toute manière… Nathéan est trop occupé à se laisser mourir pour me remarquer. »