Je n’avais pas énormément de souvenir de ma mère, et aucun de mon père. Je ne savais que ce que l’on m’avait dit à l’orphelinat : ma mère n’avait pas d’argent et ne pouvait pas s’occuper de moi, et mon père l’avait laissée tomber en apprenant sa grossesse. D’après les surveillants, elle avait pris cette décision pour que je sois heureuse, que j’ai une chance dans la vie et que, peut-être, je puisse devenir heureuse. J’avais alors 5 ans, et le seul souvenir que j’avais d’elle était sa démarche, alors qu’elle me tournait le dos pour me laisser dans cet endroit. Je ne savais pas si les surveillants m’avaient dit cela pour me réconforter lorsque je pleurais ou si c’était la vérité. Je préférais presque qu’ils m’aient menti en fait. Qu’elle soit une toxico ayant trop besoin de sa came, ou une prostituée même. Peu m’importait en fait, tant qu’elle ne l’ait pas fait pour me « donner une chance ». Parce que si c’était le cas, cela ne voulait dire qu’une seule chose : où elle était la personne la plus naïve existant sur cette Terre, ou elle était la plus conne. Parce que sérieusement, croire que j’aurais une meilleure chance en passant mon enfance dans un orphelinat ? Et si encore ce n’était que ça, et que j’y étais restée jusqu’à ma majorité, peut-être, qu’en effet, j’aurais pu avoir une petite chance d’avoir une vie à peu près normale. Mais ce n’avait pas été le cas. J’avais été dans trois familles d’accueil différentes, et si la dernière était bien la pire, les autres n’avaient pas été miraculeuses non plus.

Lorsque j’ai emménagé chez la première, j’avais alors 10 ans, et après avoir passé 5 ans dans un orphelinat, j’avais eu beaucoup d’espoir. Bien sûr, quitter mes amis m’avait brisé le cœur, mais je croyais vraiment que ce serait ma chance, que je pourrais avoir une famille qui m’aimerait et ne voudrait que mon bien. Au début, ce fut le cas. Ils étaient très gentils avec moi, toujours souriants. Et puis, ils avaient adoptés d’autres enfants, je n’étais donc pas seule et pouvais même espérer avoir des frères et sœurs. Mais tout ceci n’était qu’une façade. Peut-être que si je n’étais pas intervenue ce jour-là, alors qu’il s’en prenait violemment à James, celui dont j’étais le plus proche, ma vie aurait été mieux. Mais je n’avais pas pu. Alors que je le voyais au sol, se tordant de douleur, je n’avais pu qu’intervenir et lui dire d’arrêter. Et à partir de ce moment-là, il s’en prit à nous deux, l’alcool empestant la pièce. Au bout d’un an, James mit le feu à la maison, et je retournais à l’orphelinat.

Et que dire de la troisième … Dès le premier jour, dès que je posais mes valises dans l’entrée, je sus que mon cauchemar ne fit que commencer. Une impression, une intuition, me hurlaient de prendre mes jambes à mon cou et de courir jusqu’à ce que je ne sente plus mes jambes. Mais, pour aller où ? m’étais-je alors demandé. C’était donc avec une boule au ventre que je me dirigeais vers ce qui semblait être mon dortoir. Nous partagions une petite chambre à cinq personnes. Au moins, je n’étais pas seule. Mais leur regard était tellement vide, tellement désespéré que j’en frissonnais. La maison était silencieuse, trop silencieuse. J’en venais presque à regretter nos cris, à James et à moi. Et c’est alors qu’il vint dans notre chambre, une nuit. Je tentais de faire croire que je dormais, de ne plus bouger. Et pourtant, son choix se porta sur moi. Il m’emmena alors dans sa chambre. Je ne pouvais plus bouger et ma gorge était tellement sèche qu’aucun son ne pouvait sortir de ma bouche. Je finis par arrêter de me débattre, après plusieurs mois. À quoi bon, après tout ? Personne ne venait à mon secours, personne ne venait l’arrêter. Et je finis par m’habituer à la douleur, par m’habituer aux bruits qu’il faisait, par m’habituer à son odeur exécrable. Et enfin, j’eus dix-huit ans et pus quitter cet endroit, sans me retourner.

J’ai, pendant de nombreuses années, essayé de tourner la page et d’oublier. J’avais même pensé à tenter l’hypnose. Mais alors que je m’étais retrouvée devant sa porte et avais vu qu’il s’agissait d’un homme, j’avais cette fois-ci pris mes jambes à mon cou, sans aucune hésitation. Qui savait ce qu’il pourrait me faire dans un état secondaire ? Et rapidement, il m’a fallu gagner de l’argent. Mes études me coutant de l’argent, je décidais de les arrêter. A quoi bon, après tout ? Et puis, pour quoi faire ? Je commençais un job de serveuse, puis un autre, puis un autre. Oui, ce métier me correspondait bien. Je ne m’isolais pas, mais en même temps, j’étais protégée si quelque chose ne se passait pas bien, ou si un client devenait insistant. Rapidement, je les remettais moi-même à leur place, comme me l’avait appris ma colocataire et collègue de l’époque, la seule à être au courant. Mais malgré ses conseils, je n’avais jamais vraiment réussi à être en couple, à trouver l’amour et à enfin avancer. J’avais tenté des relations, mais j’avais rapidement abandonné. Comment entretenir une relation si au moindre toucher, on se mettait à trembler de tout son corps ? Mais je me contentais de ce que j’avais, des quelques amis que je m’étais fait, de mon appartement bien que miteux, de mon travail qui me donnait confiance. Oui, j’aurais pu aller mieux. Et puis je l’avais revu. Juste comme ça, nous nous étions croisé dans la rue. Mes poils s’étaient immédiatement hérissés et j’avais été incapable de bouger, de nouveau. Il s’était arrêté à ma hauteur, m’avait fait un rictus, et avait repris son chemin. J’avais dégluti avant de m’effondrer contre le mur, tremblant de tout mon corps. Hors de question que je n’en parle à ma colocataire et que je ne l’inquiète. Mais je ne pus cacher bien longtemps ma peur et elle me conseilla alors de déménager. De changer de ville, pour changer de vie. Qu’est-ce que j’avais à perdre, après tout ? Je fis mes valises et m’installais à Rose Hip. Elle croyait vraiment aux légendes qu’il y avait à propos de cette ville, et je voulais simplement la rassurer et la remercier pour ce qu’elle avait fait pour moi. Elle avait été là pour moi à la minute où nous nous étions rencontrées et la quitter, quitter notre appartement me brisa le cœur. Mais si je ne voulais plus avoir peur, il ne fallait pas que j’aie peur de le croiser. Je trouvais rapidement un travail de serveuse et m’étais rapidement décidée pour une nouvelle colocation, en voyant les prix de la bourgade. Le seul endroit pas cher étant vraiment glauque, je ne m’y voyais pas rentrer tard la nuit pour rejoindre mon domicile. Thistle fut donc mon choix, et même si ma nouvelle colocataire ne remplacerait jamais celle qui avait toujours été là pour moi, cela me faisait du bien d’avoir une présence. Et de savoir que, d’une certaine façon, je n’étais pas seule.