Un rayon de soleil vint chatouiller la paupière de Joshua, qui ouvrit doucement les yeux. Par réflexe, il se colla un peu plus à la personne à ses côtés, qui émit un grognement tout ensommeillé. Jamais le jeune homme n'aurait pu trouver meilleur réveil que celui que lui offrait la vision d'Hécate, lovée au creux de ses bras, Morphée n'étant toujours pas décidé à la lâcher. Sans doute le comprenait-il. Lui non plus aurait voulu la garder éternellement près de lui. Laisser le temps suivre son cours tout en s'enfermant dans cette bulle qu'était leur vie parfaite. Loin était les Vipers, la violence, la haine. Il n'y avait ici de place que pour l'amour, le vrai, le fort. L'unique. Celui qui vous faisait trembler l'âme, avoir pitié de ceux qui ne le connaissaient pas, ne voir que la personne qui vous accompagnait, et vouloir qu'elle reste à vos côtés jusqu'à votre mort, et même au-delà. Lui donner la vie éternelle, et si cela n'est pas suffisant, lui offrir tous vos biens. Le serpent sur son bras n'était plus qu'un simple tatouage, les activités qu'il pratiquait avec son frère en dehors de leur appartement devenaient de simples sorties entre hommes. Sa vie était normale, simple, habituelle. Belle. Elle était belle. Le soleil osait à peine effleurer sa peau, de peur de réveiller la déesse qui dormait encore. Un rayon aventureux éclairait ses cheveux, les rendant brillants de mille feux, leurs boucles auburn délicatement dispersées sur l'oreiller et sur son torse. Il aurait pu rester des heures à l'observer, des heures à passer sans rien faire, seulement inspirer et expirer à son rythme, comme pour se prouver qu'ils étaient en parfaite harmonie, faits pour être ensemble. Mais la réalité était que personne n'en doutait, personne. Pour leur entourage, il était clair qu'on les retrouverait dans dix ans entourés d'enfants de tous âges. Et même si elle rougissait à s'entendre dire de telles choses, secouant la tête pour signifier la bêtise de son interlocuteur, elle souriait. Parce qu'il s'agissait là précisément de ce qu'elle attendait. Elle voulait faire sa vie avec lui aussi ardemment que Josh. Hécate voulait des enfants, mais pas avec n'importe qui, avec lui. Seulement lui. Parce que son sourire était tel que des éclats de bonheur plantés au creux de son cœur, parce qu'elle ne pouvait se détacher de son regard, parce qu'il avait cette façon de lui parler, de prononcer son prénom, de l'observer lorsqu'il pensait qu'elle ne le regardait pas. Il avait cette manière si particulière de l'aimer. Même maintenant, alors qu'elle faisait semblant de dormir encore pour ne pas avoir à écourter ce moment, elle sentait ses yeux posés sur elle, la brûlant comme un feu qu'elle n'aurait su éteindre. « Tu sais que je ne dors plus depuis longtemps, pas vrai ? » Josh marqua un petit rire, signe qu'elle attendait pour ouvrir les yeux et lui sourire. « Je te connais trop bien pour passer à côté des indices que tu laisses. » Vexée, Hécate se redressa brusquement, regrettant presque automatiquement d'avoir quitté le confort de son corps.  Croisant les bras pour lui faire face, les jambes repliées sous son corps, elle fronça les sourcils. «  Quels indices ? Je pensais être discrète. » Taquin, Josh se releva pour l'attirer doucement à lui. «  Oh tu l'étais, mis à part ton changement de respiration, ton rythme cardiaque et tes efforts pour ne pas te trahir en ouvrant les yeux. » Secouant la tête, la jeune femme commit l'erreur de le regarder dans les yeux. Et là, elle baissa les armes. Alors lorsqu'il l'attira à elle pour l'embrasser, elle se laissa faire, mettant de plus en plus d'ardeur dans leur baiser. Et là, quelque chose s'imposa à elle, comme une évidence. Elle le savait, elle le pensait depuis des années, depuis la première fois qu'il avait posé les yeux sur elle, depuis la première fois qu'elle lui avait souri, dans cette soirée qui n'était pourtant pas terrible. Elle savait que c'était Lui et il savait que c'était Elle. Mais jamais ils ne s'étaient exprimé sur le sujet. Ce n'était pas la peine, ils le savaient. Pas la peine de le dire, le penser et le montrer était bien suffisant pour eux. Mais ce matin là, elle avait besoin de le lui dire. Elle voulait le lui dire. « Je t'aime Josh. » Sentant son étreinte se resserrer, elle eut brièvement peur qu'il ne lui réponde pas. Qu'il fasse comme si de rien n'était, qu'il continue de l'embrasser comme si elle n'avait rien dit. Brisant son cœur en mille morceaux par peur de ce qu'il ressentait. Mais l'attente ne fut pas si longue, et la fixant, il ne tarda pas à dire les mots qu'elle attendait depuis si longtemps, comme s'il s'était douté des doutes qui l'avaient soudain assaillie. « Hécate, je t'aime depuis le premier jour, et rien au monde ne pourra jamais changer ça. »

Azraël faisait courir ses mains délicates sur son piano, cadeau d'anniversaire de ses treize ans. Il semblait encore qu'il était hier lorsqu'il l'avait déballé et qu'il s'était mis à pleurer, comme s'il avait eu droit à une montagne d'or. Un piano et une guitare pour son frère, c'était un don du ciel. Leurs parents n'auraient pas pu faire un si beau geste, arriver à les toucher plus encore que par ces présents. Voilà maintenant trois ans. Trois longues années qu'il jouait, sans discontinuer, son esprit divaguant au gré des notes délicates et cristallines. Pourtant, alors qu'il allait entamer le passage le plus délicat de sa chanson, passage qu'il avait travaillé durant des mois pour arriver à en maîtriser la plus faible nuance, il s'arrêta. Un sourire aux lèvres, sans relever la tête de son instrument, il reprit sa musique, comme si de rien n'était. Comme si rien, dans la pièce, n'avait changé. Comme s'il n'avait pas senti la présence d'une autre personne, de son autre Lui. Alors Joshua attendit, silencieux comme une ombre, accoudé au chambranle de la porte, que son frère ait fini sa chanson. Fermant les yeux pour une meilleure concentration, le pianiste se mit à chanter, accompagnant sa mélodie des paroles qu'il avait lui-même composé. Le spectateur ne disait mot, n'osait même plus respirer tellement chaque expiration semblait faire autant de bruit qu'un moteur en plein travail. Les larmes aux yeux, il observait. Il entendait ces mélodies au moins une fois par jour, et en composait d'aussi belles, mais il ne pouvait détacher les yeux de celui qui représentait sa vie elle-même. Il était comme accroché à ce jumeau que la vie lui avait assigné de force. Comme si rien ne pourrait jamais l'empêcher d'entendre le son de ce piano. Ce moment paraissait éternel, et en même temps extraordinairement court. Comme si le temps lui-même s'était figé pour écouter Azraël, tout en accélérant sa course pour ne pas prendre de retard. Sans doute le plus fragile des Gray ne se doutait pas du tumulte d'émotions que suscitait chacune de ses chansons chez son frère, mais ça, il n'en avait que faire. Il avait du talent, ils en avaient tous les deux, et sans doute iraient-ils loin de ce côté-là. Comme si son frère n'avait pas été là, Azraël enchaîna avec une chanson prise à un quelconque artiste qui n'avait pas la moitié de son talent. Joshua avait sérieusement pensé à poster des vidéos sur Internet pour montrer au monde son talent, mais son frère avait toujours refusé. Trop peu sûr de lui, trop peu envieux de partager son univers avec le reste du monde … Cela restait un mystère pour lui, mais il avait respecté sa décision sans mot dire. Pour ne pas risquer d’entacher la beauté de son art, de le gâcher d'une quelconque manière. Joignant sa voix à celle de son frère, il s'assit près de lui. Ces moments, ils les partageaient souvent, mais chacun d'eux semblaient être une perle de bonheur que ni l'un ni l'autre ne laisserait s'échapper. Représentant leur vie, leur amour l'un pour l'autre, leur dépendance. Si Joshua avait dû décrire son ressenti sur ce qu'Azraël était, il n'aurait pas hésité une seconde. «  Il est l'ancre qui me maintient à quai. Il est ma bouée de sauvetage, mon égal, mon sauveur. Il est celui qui me fait tenir debout, il est mon commencement et ma fin. Je lui donnerais tout ce que je suis, si je le pouvais. Je pourrais donner ma vie, et encore je trouverais que ce n'est pas assez pour ce qu'il est. » Azraël était sa famille, sa voie, sa moitié. Et cette cohésion se ressentait d'autant plus lorsqu'ils joignaient leur voix pour donner à leur environnement un faible aperçu de ce qu'ils étaient . Tout. Sans doute leurs parents auraient aimé pouvoir faire partie de ce tout. Sans doute en étaient-ils quelque peu jaloux. Mais personne ne pouvait totalement comprendre. Personne qui n'avait jamais expérimenté la gémellité. Ou simplement qui n'avait jamais tenté de les observer, de se positionner à leur place. La musique touchait à sa fin, malgré leurs efforts communs pour la faire durer, encore et encore, lui donnant une émotion qu'elle n'avait jamais eu, une vibrance inédite. Ils étaient comme dans un rêve, dans une brèche du monde destinée à eux seuls, comme un monde qu'ils se seraient créés pour se réfugier de la vie qu'ils menaient. Un monde rien qu'à eux, existant depuis qu'ils étaient en âge d'imaginer. Eux deux, ça avait toujours été l'évidence. Le même sang, le même esprit, comme un seul homme que l'on aurait séparé en deux corps. La musique se termina, leurs voix s'éteignirent, et dans un même mouvement, un sourire se développa sur leur visage. Avant que Joshua ait pu dire un seul mot, quand bien même il avait su quoi dire sans briser le moment présent, une voix retentit à travers les étages. «  C'est quand vous voulez les garçons pour venir manger ! » Haussant les épaules, les adolescents de seize ans se levèrent pour rejoindre le reste de leur famille, fredonnant encore la mélodie récemment éteinte.