Celui qui a un bon voisin, disent les Grecs, possède un bien précieux.

Déménager. Qu'il soit désiré ou non, le déménagement crée forcément un stress. Quitter un espace familier, des visages que l'on voit quotidiennement, se séparer de certains objets qui racontent pour chacun une histoire. Comme ce vase que je n'ai pas eu le courage de jeter, un des rares cadeaux venant de ma mère; ou encore ce livre de Charles Dickens, « Oliver Twist ». Un livre narrant la vie d'un orphelin soumis qui cherche la liberté par n'importe quel moyen, vivant entre l'enfer et le paradis. Ce livre, en plus d'être un vrai bijou de la littérature, a été le premier cadeau de John, j'aurai dû le donner à quelqu'un car de toute façon je ne pourrai jamais mettre aux ordures un livre. Mais j'y tiens, c'est le souvenir d'un temps de bonheur absolu mais irrévocable.
« Les animaux muent, les humains déménagent. » Notre foyer est notre protection. On s'y refuge quand tout va mal, on s'y enfuie. Il reflète ce qu'il y a en nous et les différents moments de notre existence. En changer nous permet de nous rafraîchir et de s'alléger. On laisse dans l'ancien lieu des meubles, des objets mais aussi des souvenirs que l'on veut oublier. Un déménagement est la conquête d'un lieu inconnu qui joue entre l'abbatement et l'excitation. On n'est effrayé au début à l'idée de dormir dans une nouvelle chambre, dans un nouveau lit, dans de nouveaux draps, seul dans un nouveau noir. Mais l'excitation de l'installation surpasse toutes les peurs. Choisir la peinture des nouveaux murs, les meubles, si un tapis ne serait pas en trop ici ? Peut-être faudrait-il rajouter un tableau par là ? Et puis il faut garder de la place pour ce machin là. Et caetera.

Cette matinée est consacrée aux dernières petites choses pour finaliser mon déménagement. Il ne reste plus grand chose à faire. La peinture a été faite la semaine dernière, les gros meubles installés il y a deux jours et le reste était arrivé dans la journée d'hier. A présent, il ne reste plus que quelques paquets à déballer avec évidemment leur contenu à ranger ansi que placer les éléments de décoration et terminer d'ordonner les vêtements dans la penderie.
Le loft sentait encore la peinture fraîche, une odeur pas vraiment agréable mais qui rappelle la nouveauté de l'endroit. Une odeur au sentiment finalement bien plaisant. Mon ancien appartement était plutôt bien mais j'avais envie d'espace et puis de changement. C'est une manie en ce moment. Judith me dit que c'est normal après ce qui s'est passé avec John, le fait qu'il m'est trompée etc... Elle a peut-être raison mais je n'écoute qu'avec une demi-oreille. Ça peut se comprendre, je pense. Et puis je ne vois pas en quoi un divorce et le fait d'avoir envie de dépenser son fric dans des fringues et dans de nouveaux meubles ont un rapport.
Une fois tous les paquets déballés et rangés, je filais sous la douche, histoire de me rafraîchir et d'être pour le moins présentable. En effet, il fallait que j'aille me présenter à mes voisins. Mes parents, enfin, mon père m'a toujours dis que pour une bonne entente, il fallait toujours bien accueillir les nouveaux voisins ou aller se présenter à eux. Je n'avais pas Lily-Jazz aujourd'hui pour les présentations, Judith s'en occupe afin que je sois tranquille pour l'emménagement. Qu'est-ce que je ferai sans elle ?

Les voisins. On se pose de multiples questions : sera-t-il gentil ou bien méchant ? Jeune et séduisant ou vieux et grincheux ? Ou encore fêtard ou râleur ? Du genre à te taxer tout tes œufs ou à te dépanner ? Pour ma part, j'allais le découvrir immédiatement. Je sonnais à la porte, jouant avec mes mains comme lorsque je suis stressée. Je l'étais un petit peu. Anxieuse de savoir qui allait m'ouvrir. J'attendais une seconde, puis deux, puis dix... Personne. Je m'apprêtais à partir, un peu déçue quand j'entendis le bruit d'une serrure que l'on dévérouille.
Un jeune homme, blond aux yeux d'un bleu très clair qui doivent faire chavirer plus d'une fille. Je ne lui donnerai pas plus d'une vingtaine d'année, plus jeune que moi en tout cas. Le temps qu'il avait pris de m'ouvrir me laissait à supposer deux choses : son appartement était aussi grand qu'un couloir du château de Versailles ou bien je devais le déranger. Super, peut-être faisait il quelque chose de très important et moi je viens sonner à sa porte telle une fleur qui en réalité est une mauvaise herbe. Je m'élançais, un peu timidement :

« Hum salut. Je viens me présenter, je suis ta nouvelle voisine, Plùm-Ann. »
J'avais directement tutoyé ce jeune garçon. Le vouvoyer me paraissait un peu ridicule étant donné que l'on devait être relativement proche niveau âge et puis nous ne sommes pas dans un cadre professionnel. Enfin, je ne crois pas.

Celui qui a un bon voisin, disent les Grecs, possède un bien précieux.

Encore à moitié endormi, Keith gigotait dans son lit, dans l'espoir de trouver une position confortable pour continuer sa nuit. Mais une fois sur le dos, la tête bien posée sur l'oreiller, ne trouvant plus le sommeil, il ouvra lentement les yeux.
Lorsqu'il les leva, il aperçut l'heure projetée au plafond par son radio réveil. 12H23. Une heure relativement normale pour un jeune rentier possédant un rythme de vie assez décalé.

Les quelques rebelles rayons de soleil, s’immisçant à travers les stores fermés de la grande baie vitrée, laissaient entrevoir l'aspect général de sa chambre à l'apparence bien rangé. A l'apparence seulement, puisque ces bottines Prada en cuir brun qui jonchaient le sol n'étaient certainement pas à leur place. Elles ne pouvaient appartenir qu'à son ex, qui, désormais, ne vivait plus ici.
A la différence d'un amant, Keith n'éprouvait aucune nostalgie à la vue des chaussures de son ancienne partenaire. En effet, les seuls souvenirs liés à Shannon dataient d'après son amnésie et de toute manière, cette femme n'était jamais rien d'autre qu'une amie. Ainsi, il songea simplement à devoir les lui rendre. Question de respect.  
Enfin, son regard s'arrêta sur sa table de nuit d'où provenait une odeur désagréable de tabac froid. Le cendrier laissait apparaître une pile débordante de mégots recouverts de joints. Keith fixa alors longuement son pochon vide, se torturant l'esprit pour savoir s'il allait céder à son envie honteuse de fumer. Finalement, il prit un bout de joint presque entièrement consumé, le mit à sa bouche et l'alluma, sentant sur ses lèvres, la chaleur de la flamme. Il inhala une bouffée ou deux, expira lentement et s’allongea à nouveau dans son lit.  Les yeux fermés, il effaça toute pensée de sa tête, ne sentant plus que les picotements de ses membres et, apaisé, il replongea dans un profond sommeil.

Soudain, la sonnette retentit. Il se réveilla en sursaut. 14H37. Qui pouvait bien venir le voir en pleine journée ? Shannon lui aurait forcément laisser un message si elle comptait passer. Il regarda son smartphone : une invitation facebook, zéro message et un snap de Vicky. Vicky ! Tiens, c'est bien son genre de venir voir son frère sans prévenir. Keith en était alors persuadé, cela ne pouvait être qu'elle. Elle allait encore polluer l'ambiance d'ondes négatives. Elle se ramenait toujours en grande pompe, avec ses airs d'enfant gâté. Insupportable.
Sans se presser, le jeune homme enfila son jean denim de la veille et choisi au hasard l'une des nombreuses chemises de luxe qu'il avait dans son dressing. Cela l’amenait d'ailleurs à penser qu'il devrait s'acheter de nouveaux vêtements, plus "passe-partout" pour ses excursions du côté de la Rosehaie.
Tout en boutonnant sa chemise, il ouvra les stores et observait, du haut de sa chambre, le calme du jardin extérieur illuminé par un soleil de plomb. Enfin, il descendit les escaliers sans prendre la peine de passer par la salle de bain et, une fois devant la porte, il s'imaginait déjà devoir faire face au caractère excentrique de sa sœur.

Quand il vit la chevelure d'une charmante brunette, la surprise, puis le soulagement de ne pas voir sa sœur, laissèrent place au doute. Qui-est-ce ? Une ancienne amie perdue de vue ? Une ancienne conquête ? L'amnésie lui pesait énormément et dans ce genre de situation, encore plus. La complexité du cerveau humain restera à jamais étonnante.
« Je suis ta nouvelle voisine » Nouvelle ? A ce mot, Keith se sentit tout de suite rassuré. Il n'avait pas à se sentir obligé d'apprécier ces inconnus qui avaient peut-être compté pour lui autrefois. De plus, faire de nouvelles connaissances lui permettait de se forger un propre passé. Unique et personnel. Quoi de mieux pour débuter une nouvelle vie ?
Cette femme dégageait quelque chose d'agréable sur son doux visage. Loin des airs bourgeois d'une Applewood, ses traits étaient joviales et sa voix rassurante. Le genre de personne avec qui on peut tout de suite prendre ses aises. « C'est super gentil, tout le monde ne viendrait pas se présenter à ses voisins. Surtout dans le coin. Tu connais un peu Rose Hip ? » Soudainement, le jeune homme se rappela qu'il devait dégager une odeur d'herbe sûrement pas très attirant. Encore moins pour une femme aussi soigneuse que cette dernière. « Tu veux peut-être entrer un instant, boire quelque chose ? » En plus de pouvoir faire connaissance, cela lui permettrait de mettre vite fait un coup de parfum. « J'ai d'excellents thés et cafés. » S’efforça-t-il de dire avec un ton rieur, ne voulant surtout pas passer pour un pervers aux intentions douteuses, aimant attirer chez lui la première inconnue. « Ah, et tu peux m’appeler Keith » Ajouta-t-il enfin.