Elle était là, assise devant sa psyché. Elle brossait ses cheveux en silence, comme plongée dans un échange muet avec son reflet. Le manoir ne bruissait pas encore de vie qu'elle se sentait prête à affronter une nouvelle journée. Elle n'avait pas entendu de bruit venant de la chambre voisine. Son frère devait être encore endormi, et cette pensée la fit sourire. Il arrivait encore qu'ils dorment ensemble, malgré leur âge avancé. Elle trouvait à ses côtés un repos bien plus satisfaisant que lorsqu'elle était seule, et surtout, elle voyait ses cauchemars atténués. Il était en quelque sorte son attrape-rêves. Elle acheva de se coiffer, puis attacha la rivière d'ambre autour de son cou mince. Un cadeau de ses meilleurs amis pour son vingt-sixième anniversaire. Elle n'avait de cesse de le porter, c'était là pour elle un moyen de les avoir avec elle même lorsqu'elle était seule. Finalement, elle se leva et s'en alla refermer la fenêtre de sa chambre. Il faisait beau, et elle avait envie d'en profiter. Vêtue d'une longue robe mordorée, elle quitta sa chambre et avala rapidement un petit-déjeuner préparé à son attention par leur gouvernante. Enfin, si tant est qu'elle pouvait l'appeler ainsi. Il y avait bien longtemps que les jumeaux Applewood étaient autonomes, à vrai dire. Depuis leur premier souffle.

Elle laissa une note à son frère et sortit du manoir. Ses lunettes de soleil vissées sur le nez, un élégant diadème ambré ornant sa chevelure d'or, elle adressa un signe au chauffeur. Celui-ci vint à sa rencontre et l'accueillit respectueusement, comme son habitude. « Bonjour, Mademoiselle. Où puis-je vous conduire, ce matin ? » Elle sourit, ravie de sa bonne fortune. « Bonjour, Howard. Pourriez-vous me déposer au centre équestre, s'il vous plaît ? Il y a une course importante aujourd'hui, je ne peux absolument pas la manquer. » Il inclina la tête, lui ouvrit la portière et elle s'engouffra dans l'élégante Mercedes noire, rutilante. Le trajet s'effectua sans encombre, entre banalités et blagues détendues. Elle était d'excellente humeur. La perspective de se mêler au bout monde Rose Hip l'enchantait. Peut-être y aurait-il d'ailleurs des Londoniens. La course attirait chaque année davantage de spectateurs richissimes et disposés à bavarder.

Une quinzaine de minutes plus tard, elle posait le pied sur une allée de pavés roses. Howard allait l'attendre, comme toujours, mais elle n'avait pas l'intention de se presser. Elle se dirigea vers l'entrée du centre, adressant sourires et saluts aimables à ceux qui la reconnaissaient. C'est-à-dire presque tout le monde. Elle ne put s'empêcher de froncer le nez en constatant que l'événement n'attirait pas que du beau monde. Ici et là, des familles découvraient non sans émerveillement l'ambiance des courses. Des gosses couraient en tout sens, des femmes criaient, des hommes riaient aux éclats. Elle soupira tout bas, soudain agacée. Ne pouvaient-ils pas rester chez eux et se contenter de leur médiocre existence ? Avaient-ils vraiment besoin de se mêler à un monde qui n'était pas le leur et qui ne leur ouvrirait jamais ses portes ? Elle était sur le point de grimper l'escalier menant à la zone VIP des tribunes aménagées pour la course lorsqu'un homme l'arrêta. Grand, élégant, moulé dans un pantalon d'équitation et dans des bottes de cuir, il lui adressait un splendide sourire. Qu'elle lui rendit, tout autant flattée qu'amusée. « Mademoiselle Applewood, quelle excellente surprise que de vous voir ici. J'ignorais que vous vous intéressiez aux chevaux. » Elle battit des cils et haussa les épaules avec modestie. « Ce ne sont pas tant les chevaux que les hommes qui leur montent qui m'intéressent. » Elle lui adressa un clin d’œil et reprit sa route sans un regard pour lui. Pas assez intéressant. Proie trop facile.

Toutefois, cette rencontre l'avait détournée de son objectif principal. Elle se dirigea finalement vers le bord de la piste, aménagée tout spécialement pour l'événement. Bordée de palissades blanches, elle était déjà l'objet d'entraînement pour de nombreux chevaux. Elle ne leur adressa qu'un bref regard. Quelque chose avait capté son attention, et c'était bien plus passionnant qu'un vulgaire cheval, aussi élevé soit son prix. Elle s'avança vers l'homme accoudé à la palissade. Il avait l'air plongé dans ses pensées, ou peut-être dans le spectacle qu'offraient les chevaux. Elle l'observa un instant en silence, songeuse. Elle ne l'avait jamais vu ici, ni dans les rues cossus de la bourgade, ni à la Rosehaie. Non pas qu'elle y mette souvent les pieds. Mais elle se faisait un devoir de connaître tout le monde, ne serait-ce que de vue. Ne désirant pas briser la bienséance, elle se refusait à engager la conversation la première. Elle capta pourtant son attention, à en juger par le coup d’œil en coin qu'il lui adressa. Mais il resta muet. Elle leva les yeux au ciel. Elle devait avoir affaire à un timide, ou à un rustre ; il n'y avait pas d'autre explication. Après avoir jeté un regard par-dessus son épaule, s'assurant ainsi qu'il n'y avait personne de réputé pour la voir discuter avec cet inconnu, elle se décida à prendre la parole. « Vous semblez perdu. Peut-être puis-je vous aider ? » Elle sourit légèrement, affable. Ses grands yeux bleus bordés de noir et sa bouge rouge lui donnaient des airs de poupée de porcelaine. Ce qu'elle était aux yeux de n'importe qui, et ce qui lui convenait très bien.