« Monsieur votre Père a prévu une réception, ce soir. Des domestiques viendront vers six heures, ne vous échappez pas, surtout pour aller voir un certain vagabond… » Tu souris, approche sa tête de la sienne, et dépose un baiser sur son front. « Promis. » Elle sait que dès qu’elle aura franchi la porte, tu vas passer par la fenêtre et sortir, mais elle ne dit rien. Elle sort simplement de ta chambre avec un petit regard malicieux.

Le vagabond, c’est Adonis. Adonis et ses cheveux bruns, Adonis et sa connerie pourpre, Adonis et sa franchise, Adonis et sa moue boudeuse. Il ne vit pas dans les beaux quartiers comme toi, il erre dans la Rosehaie, seul et solitaire. Pourtant il t'a acceptée, sans doute parce que parfois t'as l'air d'une sauvage, avec tes cheveux lisses qui tombent en cascade, tes yeux qui lancent des éclairs, ton sourire aigre et malicieux, même si tu ne souris pas souvent. Assis dans une ruelle qui pue la mort, vous parlez, ou vous parlez pas. Adonis c'est celui qui t'a faite fumer. C'est celui qui t'a appris à vivre quand tu ne voyais que le luxe et la richesse des Warwick, quand tu te leurrais dans un espoir sans nom, quand tu pensais encore, chaque matin, chaque soir, que tes parents allaient ouvrir la porte et te prendre dans leurs bras en te couvrant d'amour et de tendresse. Mais rends-toi à l'évidence Hydra, arrête de te cacher. Grandis.

Mais ce jour-là, quand t'arrives là où tu retrouves Adonis habituellement, il n'y a personne. Le vide et le silence ont remplacé le matelas sur lequel il dormait, le vent a emporté la boîte bleu nuit dont il ne se sépare jamais lorsqu'il part. Le mot résonne dans ta tête, plusieurs fois. Parti. Parti. Parti. Tu refuses, tu t'obstines à penser qu'il va revenir et qu'il te suffit d'attendre. Alors tu t'assois et tu sors une clope, espérant que son absence va s'en aller avec la fumée. Ta montre affiche cinq heures et demie, et Adonis n'est toujours pas là. Il faut que tu partes. Tu éteins la clope, l'écrasant par terre comme si t'écrasais ton cœur. Et tu te lèves, abandonnant l'un des seuls endroits où tu te sens bien. Où tu te sens toi-même. Une fois arrivée chez toi, tu essaies d'éviter les domestiques, eux et leur manie de te mettre des robes, des jupes, et tu optes pour un t-shirt à manches courtes que tu nous en un nœud au niveau du ventre, un short assez court et des bottines qui te donnent une allure rock. Les réceptions, tu connais, et tu es habituée à sortir du lot de ceux qui seront bien habillés. En traînant les pieds, tu entres dans le grand salon, où sont déjà arrivés une bonne vingtaine de personne. Ce n’est jamais un repas pour cinq, lorsque ton père organise une réception, plutôt pour une trentaine de personnes. « Tu aurais pu faire un effort, Hydra. Que va dire ton père en te voyant ? » Ta mère. Tu hausses les épaules, fixant l’homme près du buffet, grandement occupé avec deux autres personnes. « Il en dira ce qu’il veut. » Elle baisse les yeux, scellant une fois de plus la plaie béante qui s’immisce peu à peu entre vous depuis ta naissance. Et puis, ton père s’approche. « Dans mon bureau, immédiatement. Nous devons parler. » Un de tes sourcils se lève, mais tu obéis nonchalamment, incapable de savoir ce qu’il compte te dire. Sans doute une remarque acerbe sur ta tenue, comme d’habitude.

Le bureau de Père est une pièce éclairée, qui donne sur le jardin par une grande baie vitrée. Mais quand tu entres, la baie vitrée est fermée, les rideaux tirés. Le silence se noie dans l’obscurité. Ton père entre, l’air grave, et s’assoit derrière son bureau. « Assieds-toi. » Tu secoues la tête, refuse. « Je préfère rester debout. Si c’est encore pour me faire des remarques sur ce que je porte, tu pe… » Il te coupe sans te laisser le temps de finir. « Ne cherche plus à revoir ton « ami » qui vient de la Rosehaie, cet… Adonis. Tu ne le retrouverais pas, de toute façon. » Tu ne peux comprendre que trop ses paroles, même si au premier abord ton cœur rate un battement. « De quoi est-ce que tu parles ? » Tu feins l’innocence… ça te ressemble bien. Mais lui voit clair dans ton jeu. Et lui a déjà gagné. « Je lui ai expressément fait la demande de son départ immédiat, chose qu’il a accepté. Tu ne le reverras plus. Il nuit à ta vie, et remplit ton esprit d’idioties. » Les larmes pourraient couler sur tes joues tant ses mots sont durs et choquants, mais tu serres les dents, refusant de lui montrer ta faiblesse. « Tu es tellement bien placé pour savoir ça après tout, tu me vois chaque jour. » Il baisse la tête. « Je travaille pour nourrir cette famille. Ta mère travaille pour nourrir cette famille. Et tu nous fais honte, Hydra. » Tu sais exactement ce qu’il te reste à faire, même si c’est sans doute la dernière chose que tu te serais crue capable de dire. « Et bien je n’ai plus qu’à faire mes valises, dans ce cas, il ne faudrait pas ternir la si chère réputation des Warwick, n'est-ce pas ? » Il hoche la tête. Connard, c'est tout ce que t'attendais, hein. Tu voulais simplement que je le dise moi-même mais si je l'avais pas fait, tu l'aurais dit. « Adieu, Père. Et sachez que c’est la dernière fois que vous entendrez ce mot de ma bouche vous concernant, puisqu’il est tout sauf légitime. Ce n’est pas ça, un père. » Et, prenant une grande inspiration, sans même le laisser répondre, tu te baisses, lui faisant une révérence, puis tu tournes les talons et tu sors du bureau. Tu sais très bien ce qu’il aura eu comme réaction : un simple sourire, une mine réjouie de s’être débarrassé de l’ombre qui planait sur sa famille.

Il fait froid, putain. Il fait si froid. Le vent est glacial, il pénètre tes lambeaux de vêtements, il pénètre ta chair, le peu de peau sur tes os. Tu trembles. Tes lèvres sont violettes, tes cheveux hirsutes. Tu ressembles plus à rien. C’est à peine si ton corps arrive encore à tenir le coup. Le tonnerre gronde. Goutte à goutte, la pluie commence à tomber, te heurtant, te bousculant. Tu serres les dents, te retenant de pleurer. De faiblir. T’es assise dans une ruelle, contre le mur, et c’est sans doute la dernière chose qui te retient. Sans lui tu tomberais au sol, et puis tu t’écraserais, tu t’allongerais et tu fermerais les yeux pour ne plus jamais les ouvrir. Tu ne sais pas comment Mère a réagi lorsqu’on lui a dit que tu partais. Ni comment a réagi ta nourrice. A la limite, tu t’en fous. Ta nourrice, t’étais quand même triste de la quitter. Après tout c’est d’elle que tu te sentais la plus proche. Tu l’as espérée. Chaque heure qui passait, chaque minute où t’étais allongée sur le sol, à l’agonie parce que tu trouvais ni nourriture, ni eau, ni couverture, ni d’endroit où dormir, t’as espéré la voir au coin de la rue. T’as espéré revoir son visage, son sourire, sa joie et sa bonne humeur. Mais t’as rien vu. Il fait froid. Tu sais plus depuis quand t’as pas mangé ou bu. Tu vas peut-être mourir ici, dans cette ruelle de la Rosehaie. Tu fermes les yeux. Tu te sens stupide, mais libre. T’es plus prisonnière comme tu l’étais chez les Warwick. Hydra Warwick. T’as envie de changer. Skia… ombre. Ils te viennent, ils te semblent presque logiques. Hydra. Opium. Skia. Oubliée, la petite fille qui ouvrait ses cadeaux sur la table du salon. Oubliée, l’enfant qui ne comptait que sur sa nourrice. Maintenant t’es libre. Libre, mais tu vas crever dans une ruelle. Elle est pas belle la vie ?

Tu sais pas trop ce qu’il se passe. Tu te sens soulevée, mais t’as pas le courage d’ouvrir les yeux, alors ils restent clos. T’oscilles entre la vie et la mort. « Tout va bien se passer, allez, fais un effort, essaie de pas mourir tout de suite. » Tu captes les mots tant bien que mal, mais tu sombres.

Quand t’ouvres les yeux, difficilement, t’es allongée. Mais cette fois t’es pas dans la ruelle. T’es dans un lit, et le soleil vient te chatouiller la vue. Putain. Tu te lèves d’un bond, mais t’es allée trop vite, maintenant t’as envie de vomir. Tu ignores les supplications de ton corps endolori, et tu cherches tes chaussures sans les trouver. Tout est silencieux. Tu sais pas où t’es, mais ton instinct te dit de fuir. Tu sors de la chambre, en faisant le moins de bruit possible, t’arrêtant dès que t’entends quelque chose, espérant qu’il n’y a personne dans la maison. Et au moment où tu vas ouvrir la porte, une voix t’arrête. Tu te figes, ton sang ne faisant qu’un tour. « Tu vas réellement sortir pieds nus ? » Tu te retournes. Il est châtain clair, plus vieux que toi. Il a un putain de charme. Et tu reconnais sa voix, vaguement. Il t’a sauvée. Mais la confiance et toi ça fait deux. Alors sans un mot, tu te retournes, t’ouvres la porte et tu pars en courant, sans même le remercier. T’es devenue trop méfiante pour faire confiance aux gens, hein, Hydra ? Et puis tu te mets à courir sans t’arrêter, sans respirer, sans regarder où tu vas, sans faire attention à tes pieds en sang. Et tu ne t’arrêtes que quand t’es suffisamment loin. Et tu lèves les yeux. Autour de toi, il y a ton avenir : la Rosehaie.