You can't be no one else.

Chaque fois qu'il décrochait le téléphone, Liam avait la même mauvaise habitude de refaire la décoration de la pièce dans laquelle il se trouvait. Même une conversation d'à peine une minute, comme celle qu'il était en train d'avoir, lui avait suffi à se retrouver à poser la télécommande en équilibre sur le rebord de l'écran plat de la TV. Il n'avait jamais été très friand des conversations téléphoniques pour une raison encore inconnue et sentait déjà son oreille le chauffer - foutues ondes, elles devaient lui griller des trucs là-dedans -. "Bon.. On pourrait sans doute régler ça par téléphone, mais je vais passer ça sera plus pratique. Quartier Petal, c'est ça ? J'arrive !" Honnêtement, Iggy n'avait pas eu le temps d'en placer une que le portable de l'Irlandais avait déjà rejoint la poche de son jean. Iggy, il ne l'avait pas vue venir, elle était entrée dans sa vie très récemment mais elle était de ces personnes attachantes qui se font une place tellement naturellement qu'on regrette presque de ne pas les avoir connues avant. Mieux encore, elle faisait partie des quelques friqués de Rose Hip dont le compte en banque n'est pas proportionnel à l'égo, ou alors elle le cachait bien. L'inconvénient de connaître quelqu'un depuis si peu de temps était justement le manque de temps pour apprendre à le connaître, aussi évident que cela puisse paraître : on se contentait du superficiel, des informations de base, ce qui n'était pas pour déplaire au type qui oubliait la moitié des détails de son ancien-faux-passé concocté par les flics. Visiblement, la Goldwyn avait bien retenu que Liam baignait dans l'informatique, puisque c'était la raison de son appel : c'est donc ceci qui l'avait amené à échanger son tee-shirt troué contre un tee-shirt potable, attraper les clefs de sa Seat d'occasion (flambant neuve, mais d'occasion) et se mettre en route.

Sur le siège passager de la voiture déjà encombrée par son bordélisme héréditaire trônait un pack de six bouteilles - en verre, quand même - de Guinness et un paquet de M&M's. Premièrement car observer quelqu'un diagnostiquer et réparer un PC n'était pas la chose la plus passionnante du monde et qu'il fallait bien qu'ils s'occupent, deuxièmement car il était quelque part dans le monde l'heure de l'apéritif et qu'en tant qu'originaire de Dublin, il n'avait pas vraiment d'autre choix que de faire goûter les spécialités locales. C'était sûrement moins classe qu'une bouteille de champagne à 600 livre sterling, mais il paraissait que l'authenticité n'avait pas de prix ? De toute manière il n'était pas censé s'inquiéter à propos de ce que pouvait bien penser Iggy, alors il recentra son attention sur la route. Les pelouses taillées au millimètre, les maisons quatre fois plus grandes que son appartement, pas de doute : il était bien au cœur du quartier riche. L'évidence le frappa quelques secondes après, alors qu'il réalisait qu'il n'avait qu'une vague idée de l'endroit où habitait Iggy, et qu'en plus son sens de l'orientation était quasiment scandaleux. Tout en râlant et en se garant devant un portail en fer forgé qui valait sûrement le prix de sa voiture, Liam sortit tant bien que mal son portable de sa poche et passa l'appel libérateur, soulagé alors que la voix de la Goldwyn se faisait entendre au bout du fil. "Iggy ? Je crois que je suis perdu." C'était un euphémisme en soit, il savait juste qu'il était dans le bon quartier, sa connaissance géographique s'arrêtait là. Un coude posé sur le rebord de la fenêtre, il guettait les maisons environnantes, entretenant le mince espoir qu'il s'était par chance égaré dans la bonne rue.

You can't be no one else.

Sans surprise, ce n'était clairement pas de la compassion qui transparaissait dans la voix de la jeune femme, mais plutôt une petite moquerie pour laquelle il ne pouvait pas vraiment s'offusquer : après tout, il avait été l'impulsif décidant que se fier à son instinct pour trouver une maison suffirait. S'il était en appel vidéo, Liam aurait probablement offert une grimace mature et un "blablabla" outré, mais il se contenta de ne pas s'enfoncer et conserver sa dignité. Il fallait croire qu'il n'était pas si mauvais que ça puisqu'il était passé dans la bonne rue, il s'était juste arrêté trop tard, ce qui venant de sa part était déjà un exploit en soit. Jetant un coup d’œil comme pour vérifier la couleur de sa voiture, il confirma. "Une bleue, c'est ça." Qui n'est pas équipée d'un moteur V10, ajouta t-il mentalement, mais ce n'était sûrement pas le genre de détails auxquels Iggy était attentive. Petite, grande, bleue, blanche, c'était déjà suffisant pour se repérer. Redémarrant l'Ibiza tout en écoutant les indications, Liam regarda dans le rétroviseur pour tenter d'apercevoir la maison rose en question. S'il ne prenait pas la route en téléphonant, ce n'était pas à cause d'un goût particulier pour le code de la route, c'était surtout qu'il n'était pas très multitâches au volant. Faire demi-tour et chercher la boîte aux lettres en forme de TARDIS. Reçu. Posant le téléphone sur le tableau de bord, Liam s'apprêtait à passer la première lorsque le portail devant lequel il était garé coulissa, laissant apparaître une berline noire avec, au volant, un homme visiblement agacé, qui à en juger par les mouvements de bras et l'air patibulaire était scandalisé qu'on lui refuse la sortie de son allée. Le Morris lui adressa un signe de main en guise d'excuse et eut pour réponse un doigt d'honneur, ce qui acheva de confirmer ses doutes selon lesquels les bourgeois savaient être aussi rudes que les cas sociaux, histoire de stigmatiser un peu. Ne s'attardant pas sur le cas désespéré, il enclencha la vitesse et entama un demi-tour parisien - à comprendre "défiant les règles du bon sens" - pour revenir sur ses pas. Loin de se laisser abattre par cette mésaventure, elle sortit d'ailleurs complètement de son esprit alors qu'il aperçut, ou plutôt devina une silhouette cachée sous un plaid. L'avantage des maisons disposant chacune de trois garages était que les places dans les rues ne manquaient pas, c'est donc juste devant Iggy et ce qui devait être sa maison - sa villa ? son manoir ? - qu'il se gara. Comme s'il était le Premier Ministre, on lui ouvrit la portière ; Iggy était une réelle gentleman, il ne pouvait pas le nier. La pensée le fit sourire et il s'extirpa du véhicule avec toute l'élégance dont il était capable pour se retrouver face à la Goldwyn, qui lui fit au passage remarquer que le déplacement était peut-être superflu. S'il y avait du malaise dans sa voix, Liam n'était clairement pas assez sensible à la subtilité pour le constater : s'il était familier du cryptage binaire, le cryptage féminin était encore bien trop obscur pour lui, repérer un propos implicite n'était pas dans ses aptitudes. Il prit donc la remarque au pied de la lettre et lui offrit d'abord un sourire Colgate puis une courte étreinte en guise de bonjour. "Le déplacement valait le coup rien que pour la boite aux lettres Tardis, honnêtement." On ne refaisait pas sa culture SF et il était simplement incapable de voir un objet en forme de cabine téléphonique sans penser à la populaire série britannique. "Et..." Prenant appui sur le siège conducteur pour étendre son bras côté passager, il attrapa la junk-food qu'il avait embarquée - inappropriée par rapport à la classe du manoir, mais le mal était fait -, dans sa main gauche le pack de Guinness, dans sa main droite le paquet de M&M's. "Pour me faire pardonner de débarquer à l'improviste. Deux grands crus de l'année 2014." En effet, avec le recul, il pouvait éventuellement passer pour le mec intrusif qui se permet d'arriver sans prévenir sans aucun remords, mais ça partait d'une bonne intention à la base. Il espérait juste ne pas avoir franchi une quelconque limite, après tout les mœurs de la famille Goldwyn n'étaient sûrement pas les mêmes que la famille Morris, bien qu'il ait parfois du mal à se souvenir qu'ils venaient de deux mondes différents la réalité le rattrapait de temps à autre. Si Liam n'aimait pas s'imposer, il avait parfois tendance à le faire sans même s'en rendre compte, alors clairement il n'allait pas insister pour avoir une visite guidée de la maison ou quoi que ce soit.

You can't be no one else.

C'était là l'agréable dualité dont Iggy était la victime : elle pouvait reconnaître une référence à la culture populaire sans en faire tomber son monocle imaginaire, quand bien même elle était issue d'une famille d’aristocrates. En tout cas, c'est ce qu'il pouvait deviner en voyant la taille de sa maison et son allure, mais Liam n'était pas très enclin à discuter enfance et adolescence avec ses quelques connaissances de Rose Hip, concrètement car il avait endossé une identité qui n'était pas la sienne et sur laquelle il n'était pas encore incollable. Peut-être lorsqu'il connaîtrait par coeur le dossier de Liam Stanley Morris il se risquerait à raconter des anecdotes de son passé, mais actuellement il avait bien trop peur de s'embrouiller dans ses mensonges pour tenter le diable. Or, la meilleure manière d'éviter les questions était bien de ne pas en poser soi-même. Contrairement à ce qu'il avait initialement cru, il s'adaptait pour le moment assez bien à sa nouvelle vie. Tout quitter avait été un passage assez douloureux mais il n'avait finalement pas tant d'attaches que ça à Dublin - du moins, il parvenait à oublier leur absence en compagnie de certaines personnes, dont la principale lui faisait justement face - et il n'avait surtout pas le choix. Le paradoxe Goldwyn, ou bien un excès de politesse, refit surface alors qu'elle le remerciait presque trop sincèrement pour avoir apporté de la bière et des bonbecs. Ce n'était sûrement pas le niveau de gastronomie auquel elle était habituée et pourtant il n'avait pas écopé d'un haussement de sourcil circonspect ou d'un roulement d'yeux las. Il avait légèrement baissé la tête pour dissimuler un sourire en coin, pas assez habitué à tant de sympathie pour savoir comment réagir comme un humain normal - il était habitué aux lourdes tapes sur l'épaule et aux pintes offertes en guise de merci, pas aux jolies phrases non ponctuées de jurons -, alors il lui avait emboîté le pas sans broncher. Il passa l'encadrement de la porte et sourit à la remarque d'Iggy : techniquement il s'était plutôt invité tout seul sans lui laisser plus ample choix. "J'en suis honoré ! Personne n'a dû comprendre qu'il fallait savoir réparer un PC et offrir des bonbons pour entrer ici. Débutants." Ponctuant sa remarque d'un hochement de tête théâtral, l'idée d'être le premier à entrer ici l'étonnait un peu mais c'était peut-être juste quelque chose qui ne se pratiquait pas spécialement dans ce genre de milieux. Le côté "ma porte est toujours ouverte, débarque quand tu veux, repars quand tu veux", ça avait un aspect spontané qui n'était pas réputé pour être la marque de fabrique des familles plus traditionnelles.

Liam n'eut besoin que de quelques secondes pour savoir que la maison était, si c'était possible, encore plus grande à l'intérieur qu'à l'extérieur ; avec un peu de chance, les pièces étaient assez bien agencées pour éviter de passer cinq minutes à passer d'une salle à une autre alors que l'idée de la possibilité de se perdre dans les couloirs lui semblait tout à fait envisageable. Peut-être était-ce une résidence secondaire familiale, expliquant alors la superficie scandaleusement élevée du manoir ? Il opta pour cette hypothèse alors qu'Iggy s'éclipsait pour ramener des verres. Ne pas boire à la bouteille, ses anciens potes seraient en train de mourir de rire s'ils le voyaient en ce moment mais il les chassa de son esprit. Il était l'invité ici, à lui de s'adapter. Se rebellant contre le "bouge pas", il s'autorisa dans un élan d'anarchisme à s'approcher du PC, assez pour voir les lignes strier l'écran. Si l'on considérait que l'ordinateur était son outil de travail, normal pour une écrivaine, le fait d'avoir un remake d'une chaîne cryptée était assez handicapant mais heureusement a priori pas irréparable. Le Morris fut tiré de son train de pensées lorsqu'Iggy lui demanda de ses nouvelles et il grimaça automatiquement, profitant que personne ne pouvait le voir. La raison de sa moue était que l'américain avec lequel il allait devoir prétendre l'amour fou arrivait dans la fin de la semaine suivante. Plus que quelques nuits à profiter de la solitude avant de devoir jouer le parfait gay - évidemment, il tenait déjà son rôle depuis son arrivée, il n'allait pas griller aussi bêtement sa couverture - et l'idée ne l'enchantait pas. "Ca va, ma foi. J'ai hâte que mon copain arrive des Etats-Unis, il doit arriver samedi prochain à peu près." Une brosse à dent, un bain de bouche, même un verre de pétrole lui aurait alors semblé agréable pour se laver la bouche suite à ses paroles. Bien sûr qu'il devait prétendre avoir hâte de retrouver son dulciné, mais c'était tellement anormal qu'il avait du mal à simplement le dire. D'ailleurs il n'était plus bien sûr d'avoir dit à Iggy qu'il était homo, mais l'absence de bruit de verre cassé indiquait qu'elle était soit au courant soit pas particulièrement traumatisée. Ce n'était pas vraiment le genre de détails qu'il savait placer dans une conversation, heureusement qu'il n'avait pas dû réellement faire un coming-out car personne ne l'aurait pris au sérieux. "Et toi, hormis tes mésaventures avec ton portable, tu vas bien ?" Non pas qu'il n'ait pas envie de s'épancher sur son futur cher et tendre, mais il aurait bien assez le temps d'y penser lorsqu'il emménagera dans l'appartement.