Il y avait des jours où il valait mieux rester dans son lit, bien confortablement installé. Ce jour-là en faisait partie. Qu’est-ce qui ne s’était pas passé aujourd’hui ? Rien, probablement. La journée avait commencé par mon réveil me lâchant, puis devant courir pour ne par arriver en retard pour l’ouverture, j’avais manqué de me faire écraser. Ensuite, le groupe de jeunes snobinards avait fait leur apparition et s’était amusé à faire renvoyer les commandes en cuisine, ou à faire tomber leur commande par terre, associé à un « oops » des plus hypocrites. Je m’étais fait avoir deux fois, puis je leur avais dit qu’ils pouvaient se mettre leur commande où je pense dans un roulement d’yeux. Si mon patron m’avait un peu remise à ma place devant eux, cela se voyait à son regard et à son sourire en coin qu’il n’en pensait pas un mot. Et puis, j’avais déjà fait bien pire, je doutais donc qu’il me mette à la porte simplement pour avoir remis à leur place des fils et filles à papa. Heureusement, cela avait fini par se calmer, et le reste de la journée s’était passée sans trop d’encombre. Je faisais mon service tel un automate, lançant des petits sourires à qui en voulait, riant aux blagues que l’on me faisait, même si la majorité d’entre elles n’était clairement pas drôle. Il ne me restait plus qu’une demie heure avant la clôture, et enfin j’allais pouvoir me détendre un petit peu.
Mais apparemment, le destin sembla vouloir que ma journée se finisse telle qu’elle avait commencée. Dans un long soupir, j’accueillais un petit groupe de quarantenaires qui semblaient avoir déjà bien picolé. Lorsqu’ils me demandèrent chacun une bière, je leur lançais mon plus beau sourire commercial, et roulais des yeux à peine le dos tourné. Je regardais rapidement l’horloge tout en préparant leurs chopes : plus que vingt-huit minutes et je pourrais enfin rentrer chez moi. Je n’aimais clairement pas être seule dans une pièce avec cinq hommes complètement bourrés, c’était certain. Mon plateau dans les mains, je soufflais de nouveau, sentant des palpitations faire leur apparition. Puis la chair de poule les rejoint bien rapidement. La sonette retentit de nouveau, et un autre homme rentra à son tour. Je me figeais avant de lancer un regard en direction de la porte. Et je me remis à respirer, me rendant compte que ma respiration s’était arrêtée entre temps, en apercevant un habitué, qui clairement ne semblait pas bourré, au moins. Je lui fis un rapide signe de la tête comme pour lui dire que j’arrivais, avant de déposer le plateau sur la table des lourdauds, forçant un sourire à l’écoute de leurs blagues potaches. Et alors que je me disais que tout irait bien, que je pourrais retourner au bar, je sentis clairement l’un d’eux me mettre la main aux fesses, accompagné de rires gras. La claque partit toute seule. « Tu t’es cru où là ? Au bois ? » crachais-je en lui lançant un regard noir, tentant de cacher la peur qui me tiraillait.
A peine sorti des vestiaires dans lesquels il venait de prendre un douche, Ross salua ses collègues et quitta la caserne sans tarder. Il avait fini son service un peu plus tard que prévu, la faute à une intervention de dernière minute, et devait désormais se hâter pour ne pas rater son rendez-vous. Si l’on pouvait appeler cela un rendez-vous… Car en réalité, personne ne l’attendait vraiment. Ce rendez-vous, il se le donnait tout seul depuis quelques semaines déjà, dans ce café qu’il avait découvert tout à fait par hasard. Ce jour-là, il tait sorti d’une intervention pour le moins éprouvante et avant de rentrer chez lui, Ross avait décidé de s’accorder une pause en sirotant un café. Et au moment même où il était entré, où il avait croisé le regard de cette serveuse, tous ses tracas avaient semblé s’envoler. Soudain, il n’eut plus d’yeux que pour elle, et ce même si la jeune femme ne sembla pas le remarquer. Mais qu’importe, depuis cette première « rencontre », Ross était devenu un habitué des lieux puisqu’il mettait un point d’honneur à passer le plus souvent possible au café. Juste pour la voir.
Ce soir, le jeune homme ne fit donc pas exception à la règle et après une course effrénée dans les rues de la ville, il fut soulagé de voir que ledit café était encore ouvert. Il y pénétra donc sans tarder, constatant qu’une tablée d’hommes d’affaires était de toute façon déjà installée. Répondant au léger signe de tête de la serveuse, Ross afficha un large sourire et s’installa à la table sur laquelle il avait prit ses petites habitudes. Mais à peine fut-il assis qu’il entendit des ricanements provenant de l’autre table, visiblement occupée par un groupe d’hommes ivres. Et alors qu’il déposait le sac contenant ses affaires à côté de sa chaise, une claque retentit dans l’établissement, accompagnant le cri d’indignation de la serveuse : « Tu t’es cru où là ? Au bois ? » Se redressant légèrement, Ross guetta la scène de loin, prêt à intervenir sans même savoir ce qu’il venait de se passer. Les sourcils froncés, il fixait la jeune femme dans l’attente d’un signe, d’un indice, alors que tout cela n’était clairement pas de son ressort. Non pas qu’il prenne plaisir à se mêler des affaires des autres mais dans le cas présent, Ross restait on ne peut plus attentif car même s’il ne la connaissait pas, il était tout simplement hors de question que qui se soit s’en prenne à elle.
Le fait de ne pas être seule avec ces cinq hommes qui venaient de rentrer auraient pu me rassurer un petit peu, mais vu que l’état des hommes déjà présents n’était pas bien mieux, ce n’était pas le cas. Il ne me restait plus qu’une demie heure à tirer et enfin je pourrais rentrer chez moi et mettre cette mauvaise journée derrière moi. C’était pour cela que, malgré la peur qui me tétanisait à l’idée d’être près d’eux, je me dépêchais de préparer leur commande. Plus vite je leur aurais servie, plus vite ils la consommeront, et plus vite toute cette histoire se terminerait. Je jetais un coup d’œil à l’horloge murale. Plus que vingt-huit minutes à faire et ce serait la fermeture. Vingt-huit minutes à tenir, et ce serait bon. Je déposais les boissons sur un plateau avant de me décider à rejoindre leur table de nouveau, une boule au ventre. Je soupirais longuement pour tenter de calmer mon cœur qui tapait trop fortement contre ma poitrine et me figeais en entendant la sonnette du bar retentir de nouveau. Pas un autre homme. Pas un autre homme. Je jetais un petit coup d’œil mais me relâchais quand même en apercevant qu’il s’agissait d’un habitué, qui n’avait pas l’habitude de picoler comme un trou. Ou en tout cas, ici. Après ce qu’il faisait ailleurs, je n’en savais rien, et m’en moquais éperdument. Mais sa présence me rassura, sans que je ne puisse vraiment me l’expliquer. Je lui fis un petit signe de la tête pour lui montrer que je l’avais vu et que je m’occuperais rapidement de lui. Le plus rapidement possible même, tant que cela m’éloignait des autres.
Et je rejoignais leur table, et déposais mon plateau dessus telle une automate, pour leur donner les bières qu’ils souhaitaient tant. Je forçais un sourire en entendant leurs blagues vaseuses et relâchais enfin ma respiration qui s’était de nouveau coupée en me disant que j’allais pouvoir retrouver le bar et m’éloigner d’eux. Mais mon soulagement ne fit que de courte durée, et tous mes muscles se figèrent en sentant un main se poser sur mon fessier. La claque partit toute seule, sans que je n’aie pu la contrôler. Je tentais de calmer mon cœur et de poser ma voix pour qu’aucun d’eux ne puisse ressentir la peur qui avait pris place dans tout mon corps. « Oh relax … Je ne fais que tester la marchandise c’est tout … » dit l’homme en se frottant sa joue marquée. Je serrais ma mâchoire, me retenant de le claquer de nouveau pour lui remettre les idées en place. « C’est ce que je disais. Tu t’es cru où ? » crachais-je entre mes dents, cachant ma main droite derrière mon dos pour qu’aucun ne puisse voir les tremblements qui en avaient pris possession. « Fais pas style … On les connaît les filles comme toi … Froides en discussion, chaudes au lit … On veut juste faire connaissance … » reprit un autre dans un sourire qui me paralysa. Je lançais un rapide coup d’œil à l’autre groupe, qui ne sembla pas remarquer ce qui se passait. Et alors qu’il se levait, je reculais d’un pas. Ne pas montrer ma peur. Ne pas montrer ma peur. « Désolée, pas intéressée. » répondais-je dans un sourire forcé, tout en cherchant prestement du regard le client qui était rentré quelques instants plus tôt.
Ce qu’il venait chercher ici ? Ross ne le savait pas trop… Au départ, il avait franchi la porte de se café pour s’accorder une pause, se ressourcer un peu après une intervention difficile, rien de plus. Mais désormais, ses motivations étaient toutes autres. Pourtant, il ne parvenait pas à mettre un nom sur ce qui le poussait à revenir encore et toujours à ce même endroit. Certes, la serveuse était charmante mais jusqu’à présent, il n’avait rien tenté avec elle. Ross se contentait de l’observer, de se satisfaire de sa simple présence alentour sans pour autant oser quoi que ce soit. Au fond il sentait qu’il n’en avait pas le droit, même s’il ne comprenait pas ce qui pouvait bien lui laisser penser cela. Quoi qu’il en soit, il se plaisait à passer un peu de temps chaque jour en sa compagnie, et ce même s’il ne connaissait absolument rien d’elle.
Ce soir, en entrant dans la salle, Ross ne s’était pas douté qu’il tomberait sur une ambiance aussi agitée. Avant qu’il ne s’installe à sa table habituelle, rien n’avait pourtant changé par rapport à l’atmosphère habituelle mais soudain, un véritable drame sembla se jouer à la table voisine. Des hommes plus qu’éméchés s’en prenaient visiblement à la serveuse et même si cela ne le regardait clairement pas, le jeune pompier ne put s’empêcher de tendre l’oreille et d’observer la scène avec attention. Le groupe d’hommes hilares n’en avait visiblement pas fini avec elle puisque le premier agresseur insista, devant la serveuse dont la peur pouvait clairement se lire dans son regard bien malgré elle. Soudain, Ross aperçut sa main trembler derrière son dos, et ce fut à ce moment là qu’il décida d’intervenir. Il n’avait aucune légitimité à faire cela mais qu’importe, ce n’était pas pour lui le moment de réfléchir. Et alors qu’il s’approchait de la scène, il croisa le regard de la jeune femme qui le conforta dans sa décision de faire déguerpir en vitesse ce groupe de quarantenaires dégoutants. Irrespectueux au possible, l’un des hommes se leva, faisant reculer d’un pas la serveuse et permettant ainsi à Ross de se glisser entre eux, plantant un regard glacial dans celui de l’agresseur. « Elle a dit qu’elle n’était pas intéressée… » répéta le pompier sans lâcher son « rival » du regard. « C’est tellement pitoyable de s’en prendre à une fille seule… » observa ensuite Ross, énervant visiblement l’homme qui le fusilla du regard en le poussant pour le forcer à s’écarter et à lui laisser le champ libre. Mais, profitant de son état d’ébriété avancé, Ross empoigna l’intrus par le col pour le repousser vers la table. Ce dernier, perdant l’équilibre en s’emmêlant avec ses propres pieds, s’effondra sur la table en envoyant du même coup valser toutes les bières qui y trônaient, soulevant ainsi les protestations du reste du groupe.
Je détestais être ainsi. Je me sentais faible. J’avais l’impression que tout recommençait, encore et encore. Est-ce que je ne m’étais pas promis de ne plus jamais avoir peur ? Si, je l’avais fait. C’était d’ailleurs pour cela que j’avais pris mes valises et atterrie à Rose Hip. Pour changer de vie. Pour ne plus avoir peur de le croiser. Pour ne plus frémir en regardant son sourire à la vue de mon corps tremblant. Et pourtant, le fait de servir de l’alcool à ce groupe me tétanisait. Il ne me restait plus qu’une demie heure à tirer avant de virer tout ce petit monde du café et d’enfin faire la fermeture. Une petite demie heure, ce n’était rien, non ? Et pourtant, malgré mes incessants coups d’œil à l’horloge murale, le temps ne semblait pas vouloir accélérer. Au contraire, il prenait un malin plaisir à ralentir. Je tentais de garder une respiration à peu près normale alors que je servais la table. Je n’étais pas seule avec eux. Il y avait un autre groupe installé à une table un peu plus loin. Mais leur état n’était pas bien mieux. J’imaginais déjà la scène, et mon cœur commençait à se faire la malle alors que j’approchais mon plateau remplit de leurs breuvages. Et enfin, je lâchais un long soupir alors que je commençais à m’éloigner de leur table en leur tournant le dos.
Grave erreur. J’aurais dû retourner le bar en marche arrière. Je n’aurais pas dû me sentir rassurée. Je n’aurais pas dû baisser ma garde. Et je regrettais de l’avoir fait à la seconde où je sentais une main se poser sur mes fesses. La claque partit toute seule, sans que je ne puisse la retenir. Pas grave. Il l’avait mérité. Ainsi que les mots que je lui crachais. J’étais figée comme un pic, et cachais ma main tremblante derrière mon dos. Ne pas avoir peur. Ou tout du moins, ne pas leur montrer ma peur. Ne pas leur montrer que ma respiration se bloquait et que je devais me forcer pour faire entrer un peu d’air dans mes poumons. Ne pas montrer que j’étais à deux doigts de craquer et d’éclater en sanglots. Non, ne surtout pas montrer ça, malgré leurs mots et sourires graveleux. Je forçais un sourire bien faux et cherchais du regard l’habitué qui était rentré un peu plus tôt dans le café. Il sembla entendre mes cris de détresse puisqu’il se glissa entre l’homme et moi, à peine quelques instants après que j’ai reculé d’un pas. Je gardais la tête haute, mâchoire serrée. Ne pas montrer ma peur. Ne jamais la montrer. Ce serait leur donner ce qu’ils voulaient. « Elle a dit qu’elle n’était pas intéressée… » répéta le client, tandis que je tentais de reprendre une respiration à peu près normale. « C’est tellement pitoyable de s’en prendre à une fille seule… » reprit-il en l’éloignant de moi. Je le vis ensuite l’empoigner par le col de la chemise et le repousser encore. Je lâchais un soupir de soulagement en voyant l’homme s’effondrer sur une des tables. Je continuais de regarder le brun qui était dos à moi, sans contrôler les tremblements de mes mains. Et je me figeais de nouveau en voyant un autre des hommes se lever et lui coller un pain. En en voyant un autre qui s’apprêtait à aider ses camarades, je serrais mon plateau de la main. Et sans que je n’aie le temps de réaliser ce que j’étais en train de faire, je l’assommais avec celui-ci, avant de tenter d’aider, bien qu’en vain, mon « sauveur ».
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